Nous étions dans une optique de test sintésien et nous avons de longues et riches discussions sur le jeu après la partie.
Je ne vais cependant pas chercher à atteindre l'exhaustivité dans mon CR et, comme souvent, vais préférer m'attarder sur un point précis : la façon dont le jeu articule des logiques de jeu traditionnelles avec des logiques de partage de narration plus large.
1) De quoi ça parle ?
De scoutisme (2) et d'aventures forestières.
L'auteur du jeu précise en introduction n'avoir jamais fait partie d'un groupe de scouts et il ne faut pas s'attendre à une évocation précise du scoutisme (avis aux anciens scouts). Il s'intéresse cependant aux valeurs du scoutisme qui promeuvent le respect, la tolérance, l'esprit d'aventure et la conservation de l'environnement.
Il prend ces valeurs au sérieux et les intègre dans les récits et les mécaniques de son jeu. Les activités des personnages (de jeunes louveteaux et jeanettes) leurs serviront à gagner des badges indiquant qu'ils ont appris de leurs aventures et qu'ils ont été respectueux des valeurs du camp. De plus l'entraide est systématiquement valorisée, le jeu conseille de systématiquement demander l'aide des autres joueurs (il n'y a aucune conséquence négatives au fait d'aider) avant de lancer les dés ce qui permet de s'assurer que les idées de tout le monde soient prises en compte.
Cette thématique est associée à une dimension fantastique, voire légèrement horrifique, liée à la forêt.
Chaque soir au coin du feu, un des jeunes scouts (et donc un des joueurs) improvise une histoire à partir d'éléments fantastiques liée à la forêt. Il y a contamination du récit sur le réel qui fonctionne surtout à partir d'une mécanique nommée La Vérité sort de la bouche des enfants et qui permet aux joueurs de décréter chaque jour qu'un des éléments des histoires est en fait vrai.
2) Comment on parle ?
C'est au fond la question la plus importante quand on commente les mécaniques d'un JDR. C'est aussi sur ce point qui se juchent les oppositions les plus nettes entre les pratiques. Oppositions que le jeu entreprend de brouiller.
Dans la pratique classique les joueurs sont séparés entre un MJ et des PJs. Le premier à l'autorité sur presque tout et les autres sur les (tentatives d')actions de leurs personnages.
Par opposition certaines mécaniques offrent un pouvoir de narration plus grand aux PJs, allant parfois jusqu'à faire disparaitre la nécessité d'un MJ unique (ses attributions étant reparties autour de la table).
On oppose généralement les effets des deux types de pratique. La logique de narration classique est vue comme plus immersive, le joueur PJ étant dans une situation a priori plus réaliste puisque son seul contrôle sur le monde se fait via les actions de son personnage (ce qui, sauf si son personnage est très puissant, lui demande beaucoup d'effort pour impacter sur l'histoire et le cadre de jeu).
A l'opposé, même en appréciant le plaisir de raconter une histoire collectivement et donc d’entremêler les narrations, je pense qu'on a tous été amené à ressentir des effets de décalage avec son personnage dans certains jeux à narration partagée. La proposition qui nous est faite de décrire nous semble parfois abstraite et nous sort de notre personnage. Il convient au minimum de prendre au sérieux les objections faite à ce type de mécaniques et à s'interroger sur leur pertinence.
Dans Summer Camp, la journée est divisée en plusieurs phases :
1) Le réveil où le Chef de Camp décide des activités de la journée. Il envoi les PJs en activité comme on enverra ceux de Shadowrun en mission. L'objectif étant que les PJs apprennent des choses et gagnent des badges (qui offrent des bonus de compétences). Par exemple dans ma première activité Ourson Intello, le chef de camp proposait aux PJs de gagner le badge d'ornithologie en allant en forêt pour chercher et dessiner 5 oiseaux d'espèces différentes.
2) L'activité en elle même
Elle occupe la plupart du temps de jeu et suit des mécaniques de narration classique. Le MJ décrit le décors, les PJs leurs actions. Une différence de taille cependant : la règle la Vérité Sort de la Bouche des enfants permet aux joueurs d'intégrer des éléments venus des récits du feu de camp. Ils sont limités à un usage par jour.
Il s'agit à la fois d'une règle mécanique et d'une règle de l'univers : la parole des PJs se confond avec la parole du joueur et à un même effet sur la fiction.
3) Le retour au camp
Il est l'occasion de soigner les complications (via un jet de cuisine !) et de gagner des badges/médailles. Je n'insiste pas dessus.
4) La phase de feu de camp
Cette phase est une phase presque entièrement narrée par le joueur. Plus précisément la partie propose une mise en abyme : le personnage va devoir raconter une histoire (il tire au sort un ensemble de contraintes liées aux éléments de la forets).
Il y a donc deux niveaux de narration : l'histoire du PJ que le joueur va improviser et la réaction de ses camarades ainsi que la description du feu de camp normalement dévolu au MJ (je n'ai décrit que des réactions de PNJs mais par contre nous avons éteint la lumière et allumé une bougie lors de ces scènes).
Les autres joueurs peuvent intervenir dans la fiction racontée mais ils le font via leurs personnages. Ils peuvent poser des questions ou faire des suggestions que le joueur qui raconte peut ou non accepter (3).
La particularité du jeu est finalement d'offrir du partage de narration en restant dans une logique traditionnelle : créer des éléments de fiction est donc lié à un élément diégétique. Comme dans explo[nar]rateurs décrire le cadre c'est aussi jouer son personnage.
Il y a là une façon élégante de mêler deux logiques qui règle a priori les critiques que l'on peut faire au partage de narration large (je ne dis pas que c'est la seule façon de les régler). On pourrait à mon avis facilement adapter ce genre de méthode dans la plupart des jeux où l'on incarne des mages : la magie de ces derniers pouvant amener à justifier les créations fictionnelles des joueurs.
3) Comment on résout ?
Un autre point d’achoppement entre les différentes pratiques porte sur la résolution des actions.
Je lisais récemment une critique du fameux RPGpundit qui est l'un des opposants les plus fameux (4) aux mécaniques forgiennes.
Il parlait du jeu Rustbelt qui propose des mécaniques, maintenant couramment utilisés dans les jeux non-tradi incitant à fixer avec les joueurs, avant les jets de dés, les conséquences d'une réussites ou d'un échec.
Il qualifie ce choix de mécanique "d'anti-immersif" ce qui peut se défendre : quand vous tentez une action à l'issue incertaine vous n'avez pas forcément une vision claire sur les issues possibles. Ceci dit quelques exemples de résolutions d'actions dans notre partie permettait de se rendre compte que la logique traditionnelle n'était pas immersive que ça.
En effet dans la version actuelle du jeu il n'est pas évident de savoir qui décrit la réussite ou l'échec. On peut se dire que cela n'a que peu d'importance (on connait les deux issues) mais en réalité le fait de décrire la réussite des actions en tant que MJ produit un étrange effet de "QTE" : le joueur déclenche l'action mais ne la décrit pas ce qui donne l'impression étrange d'agir à la place du joueur.
C'était notamment le cas quand j'ai décris comment les joueurs parvenaient à trouver leur chemin en forêt en ayant réellement l'impression d'agir contre leur personnage.
4) Comment on prépare ?
Dernier point d'opposition : la préparation de la partie.
Summer Camp propose de venir sans "scénario". Il serait difficile d'avoir une préparation complète à cause de la règle la Vérité sort de la bouche des enfants.
En vérité le jeu va plus loin : les éléments notables liés aux mystères de la forêt (lieux étranges, PNJs effrayants) sont décidés collectivement lors de la partie.
Même si nous ne l'avons pas joué ainsi (faute de temps), la thématique scoute rendrait logique d'impliquer les joueurs (et leurs PJs) dans le choix de leurs activités (c'est un des objectifs des camps scouts).
Sur ce dernier point le jeu propose une liste d'activité liées à chaque compétences. Cela permet facilement au meneur de proposer à la volée des aventures qui correspondent aux choix des joueurs (c'était notamment le cas de l'activité ornithologie qui je cite plus haut).
Il est, je trouve, plus intéressant encore sur sa façon de générer une intrigue globale. Les joueurs choisissent certes collectivement les éléments fantastiques mais le jeu propose des "structures d'aventure". J'en cite une
[Personnage 1] veut mettre la main sur [Objet 1], caché dans [Lieu 1], dans lequel il n’a pas droit de se rendre. Il va pousser les activités des Louveteaux vers [Lieu 1] à leur insu pour qu’ils s’emparent d’[Objet 1] à sa place. Mais [Personnage 2], résident de [Lieu 1] ne l'entend pas de cette oreille et va se mettre en travers du chemin des Louveteaux. C'est alors que [Personnage 1] va devoir prendre des mesures pour s'assurer que les Louveteaux ne rebroussent pas chemin, au moyen d'[Objet 2].
Cette structure, en apparence extrêmement rudimentaire, s'adaptait pourtant très bien à "ma sorcière des marais", à mon "labyrinthe végétal" et à mes "pièges à loup". On peut y voir une illusion de choix (les joueurs choisissent les éléments de l'histoire qui ne sont que des éléments de couleur).
Mais j'y vois des choix qui changent l'esthétique, la nature des obstacles qui se mettent sur la route des PJs et on donc un grand impact.
Nous n'avons pu jouer que deux journées d'activités (contre au moins une semaine pour une partie complète) et je ne peux pas juger de la cohérence de l'histoire à long terme mais cela avait l'air de très bien fonctionner. Cela laisse à réfléchir sur l'importance d'avoir une histoire complexe en JDR : les schémas narratifs les plus simples pouvant s'avérer très intéressants (plus intéressants) à jouer qu'une histoire plus complexe (et longuement pré-écrite).
5) Une dernière remarque
Que je ne savais pas où caser mais qui me semble significative.
Le bouquin de règles, adressé au MJ, mentionne une possibilité ludique : faire le mur. Elle amène à bouleverser la structure de la journée.
Il ajoute "C'est tout à fait possible mais nous vous conseillons de ne pas leur dire [aux Louveteaux/PJs]".
On s'est un peu demandé : est-ce qu'un joueur habitué à des jeux non-tradi, où les règles sont expliquées à tous pour faire disparaitre l'arbitraire, penserait à prendre la décision d'aller contre la structure de la partie ? Pas certain alors que l'action semblerait logiques à des joueurs classiques=>il y a un plaisir à explorer les limites, à faire bouger les mécaniques pendant la partie (cf mon CR de The Sundered Land), qu'on risque peut-être de perdre.
Cependant, il peut arriver que les conséquences des activités amènent à bouleverser la structure du camp : lors de la première journée les PJs se sont perdus et ne sont arrivés au camp qu'en soirée (avant le feu de camp mais après le moment du retour). Le fait que nous ayons sauté une étape aurait pu donner un indice aux joueurs pour agir contre les règles du camp (en comprenant qu'il ne s'agissait pas de règles de narration inamovibles).
(1) On me permettra un peu de copinage de bas de page en précisant qu'il s'agit du co-animateur de l'excellent podcast Ludologieset qui vient d'(auto) éditer le récent Sur les Frontières dont l'univers poétique et tragique s'inspire notamment de Polaris et qu'il me tarde de tester.
Il ne s'agit pas d'un auteur de l'école silentdrift mais il s'agit bel et bien d'un indépendant qu'il convient de suivre avec intérêt.
(2) Plus précisément le jeu se centre sur les éclaireurs, une branche laïque du scoutisme.
(3) Un petit hors-sujet que je trouve intéressant de faire après les discussions sur l'immersion et l'opposition entre le caractère collectif du théâtre d'impro et le caractère individuel de la création du JDR (ici par exemple).
Dans un des récits, celui de Maxime, ce dernier parlait d'une femme qui vivait dans un village et qui était détestée par tous ses habitants. Intervenant via une PNJ je vais une proposition "Et si en fait si les gens ne l'aimaient pas c'est parce qu'ils n'aiment pas les étrangers".
Il a répondu à mon personnage en expliquant qu'elle était détesté partout où elle passait. Dans une optique de théâtre d'impro c'est évidemment une erreur classique : il m'a dit "Non" et a fermé la porte à ma proposition. En même temps dans le cadre du JDR cela lui a simplifié le récit (Summer Camp précise que les interventions des autres joueurs doivent servir à aider le joueur qui improvise une histoire) et le refus du joueur d'intégrer ma suggestion (allant même jusqu'à rendre son personnage encore plus détestable et donc d'aller littéralement à l'opposé de ma proposition) était aussi un refus cohérent et dynamique de son personnage.
Il faut sans doute se garder d'intégrer tels quels les principes de l'impro en JDR : les violer peut aussi amener de bons moments en partie.
(4) Ainsi que l'un des opposants les plus insultants et les plus trollesques. Attendez vous à une stupéfiante violence verbale si vous lisez ses posts. Mais je me rend souvent compte que les avis les plus radicaux sont souvent les plus intéressants quand on cherche à comprendre ce qui intéressent/repoussent les gens dans certaines mécaniques.