[Apocalypse World] Comment jouer avec le feu ?

La semaine dernière, j'ai été joueur lors d'un partie d'Apocalypse World jouée en ligne. Le MC était Khelren, les autres joueurs Orlov et Bastien "Acritarche". Khelren s'est fendu d'un CR détaillé ici, et ce message est le retour que je lui ai fait. Je me sers de cette partie, ou plutôt de la séance de création de personnage puisque je n'ai eu l'occasion de joueur que ça, pour décrypter un ressenti de jeu assez particulier (une sensation de jeu "unsafe", sans contrat social) et en général mon ressenti actuel concernant Apocalypse World, la façon dont je le vois, et la façon de le maîtriser. Ce retour n'est pas sans quelque lien avec cette petite discussion autour du jeu qui avait agité les Ateliers il y a quelques temps.
TL;DR : Bien qu'il mâche énormément le travail sur bien des aspects, Apocalypse World reste un jeu vanilla, où la compensation par le groupe de joueurs me semble très nécessaire pour que tout le monde passe un bon moment. Le jeu incite notamment à jouer avec le sexe et la violence mais laisse au groupe de jeu le soin de trouver des méthodes pour jouer avec le feu sans se brûler.
Je tenais à faire un retour personnel.
Je précise qu'il va recouper une réflexion largement transversale sur le jeu Apocalypse World en général, la façon d'y jouer, et la façon dont j'envisagerai de maîtriser (j'ai le projet de le faire, dans l'univers de Millevaux, du post-apo forestier). Y'a aussi des réflexions de game design derrière. Je me permets de fourrer tout ça là dedans car on a déjà eu des échanges de game design très constructifs avec Khelren, donc je suppose que ce retour ne sera pas une gêne pour lui. Je précise aussi que je suis le seul responsable de mon jugement, ce qu’ont fait ou dit les autres joueurs est hors de cause. Vraiment, Khelren, Orlov, Bastien, restez cool avec ce que je vais dire, et prenez-le pour les propos d’une personne très à l’aise avec son loisir, et très à l’aise avec la partie qu’on a eu ensemble.
J'ai lu Apocalypse World il y a deux, trois ans, en VF, mais je n'avais jamais eu l'occasion d'y jouer. Je dois reconnaître qu'en tant qu'auteur, je suis souvent en train de designer en me demandant : "Qu'est-ce que j'aime dans ce jeu que je veux retrouver le mien, qu'est-ce que je n'aime pas et que je veux traiter autrement ?". Comme le dit brand dans ses réponses à l'entretien de Coralie David, Apocalypse World est fascinant, au moins autant pour ses nombreuses qualités... que ses nombreux défauts (brand ne détaillant pas cet aspect davantage, je serais bien en peine de savoir si on lui trouve les mêmes qualités et les mêmes défauts).
Khelren nous annonce un setting dans l'espace, je me dis cool. D'entrée de jeu, je veux jouer une Beauté Fatale. Parce que le perso me fait de l'œil et en même temps ça me fait complètement sortir de ma zone de confort. Le grand intérêt des classes de persos, surtout à la mode AW, où ce sont presque des prétirés. J'entends par là que dans un jeu sans classe, j'aurais pas eu idée de ce genre de perso. J'aurais eu la liberté de le créer, mais pas l'idée de le créer.
Khelren nous envoie les livrets. La vraie bonne surprise, c'est que le livret me suffit pour créer mon perso dans mon coin, en moins de 5 minutes. Certes, c'est un perso creux (en terme de backstory), mais y'a quand même de la technique, et cet aspect technique est tellement bien implémenté et la création si didactique que c'est fait en 5 minutes. A la lecture du livre, je me doutais que ça le ferait, mais la mise en pratique est une pure merveille.
On joue en ligne. Khelren demande à ce qu'on passe par roll20 et non google hangout parce qu'il a besoin de fonctionnalités avancées.
Avec Orlov et Khelren on fait le world burning. Comme je savais que le monde était créé par les joueurs, j'ai déjà des idées en tête, et je bouffe le temps d'antenne avec mes propositions (cf le CR de Khelren). Et à ce moment là, je ne sais pas pourquoi, ça m'embête. Je suis tout content que mes idées soient retenues (du SF low-tech, un vaisseau immense, pas de SF planétaire, des clins d'oeil à Mahamoth, trois communautés humaines en conflit d'entrée de jeu, avec des gens normaux dans ses factions, et des mutants, des rats, des cultes, plus loin, dans les zones peu explorées). Je vais carrément jusqu’à donner la mission qui va ouvrir la séance, c’est-à-dire récupérer l’ingénieure du réacteur qui s’est faite capturer par les Plombiers. Je trouve que Khelren a une excellente propension à dire oui. D'un côté, c'est cool, mais de l'autre, ça m'ennuie et je pense que c'est lié à mon perso, je vais expliquer plus loin.
Après 1/2 h de cafouillage de connexion, 1/2 h de world burning, Bastien rejoint le navire, et on finalise la création de perso : Orlov et Bastien ont pas rollé leurs perso, et il faut aussi compter les Hx et les coches de tout le monde. Khelren insiste pour qu'on utilise le module AW de roll20 pour créer des feuilles de perso en ligne. et ça prend... 1h.
Pendant cette création de perso, avant et pendant la distribution des Hx, il y a beaucoup de discussions pour savoir si le Céphale de Bastien a couché (comprendre : a eu des rapports sexuels) avec ma Beauté Fatale, et s'il a pu sonder son esprit au passage. Une lecture des règles me permet de préciser qu'il a juste DORMI une fois à mes côtés à mon insu, et que mon spécial annulant mon spécial, de toute façon il n’a pas pu sonder mon esprit. On spécule beaucoup sur comment le Céphale va réussir à se rapprocher de moi à l’avenir, et quand la mention du score d’Hx qu’on a tous les deux (Hx 3) tombe, je sors une remarque : « C’est pas parce que le soleil te brûle que tu en es proche. ». Bastien finit par calmer le jeu en disant que son Céphale va se rabattre sur les autres minettes de la communauté. Mais malgré ses précautions, pour moi, durant ces deux heures de brainstorming, le malaise n’a pas cessé de monter.
Voilà, ça c’est les faits, et mon ressenti.
Je vais expliquer maintenant d’où ça vient.
Ça vient à la fois de ma perception d’AW, et notamment du biais personnel que je l’ai seulement lu sans jamais y jouer, et qu’en revanche j’en ai entendu parler jusqu’à plus soif, du biais que je me projette dans l’idée de le maîtriser, du biais que je connais mal mon groupe de jeu, et du biais de mes pratiques de jeu actuelles qui sont différentes (je suis sur des jeux beaucoup plus freeform habituellement), et du biais de mon choix de jouer une Battlebabe, et du biais que mes sentiments sont violemment mitigés au sujet de ce jeu.
A. Je ne sais plus si j’aime la vanille.
De ma lecture du jeu, et des choses que j’ai lues et entendues sur le net, et de l’aveu même de son auteur, AW c’est un jeu vanilla. Ça veut dire pour moi que les règles sont loin de tout cadrer. AW est un jeu moderne, un jeu révolutionnaire par bien des aspects, mais dans ce côté vanilla il est très proche de ce qu’on faisait dans les débuts : des classes de perso, un système de résolution, et pour plein de choses du doigt mouillé. Le doigt mouillé du MJ, en fait. Surtout pour les choses qui comptent, en fait. Genre ce que tu as le droit de raconter pour ton perso, et ce que peut subir ton perso. Et donc d’une table à l’autre, y’a juste des années-lumière de différence.
B. Préparer, c’est tricher.
Y’a plein de moments où je me suis dit que je maîtriserais pas du tout comme ça. La partie a été reportée d’une journée, et entre autres parce que Khelren avait besoin de préparer des choses. Et là, je comprends juste pas que Khelren a eu besoin de préparer. Bon, si c’est relire le jeu, je comprends (y’a des masses de détails techniques qui sont impossibles à retenir dans la première relecture, et des masses de redondances, certes utiles dans la première lecture, mais qui imposent d’en faire une deuxième pour obtenir une synthèse). Si c’est préparer le setting, genre le contexte, genre des fronts, je comprends pas. Et je pense que Khelren a passé pourtant du temps là-dessus. Je comprends pas parce qu’on fait un world burning commun APRES sa préparation, et il a dit oui à toutes nos propositions. Je comprends pas parce que je vois pas l’intérêt de préparer les moves de tes fronts et de tes figurants tant que t’as pas vu ce world burning, et que les faire, genre juste après à la volée, c’est tout aussi rapide. Autre chose que je comprends pas, c’est le besoin qu’a ressenti Khelren qu’on aille sur roll20 et qu’on se farcisse les feuilles de perso automatisées. Certes ça lui a permis de déceler une erreur d’un point ou deux sur les Hx, mais peut être à part ça, je ne comprends l’intérêt dans ce jeu, de tracer le contenu des feuilles de perso. Pour moi le MC il en a juste pas besoin. Et s’il est surpris en cours de jeu par le potentiel des PJ, pour moi c’est pile dans l’esprit de jouer pour voir ce qui va se passer. Ce que je comprends pas non plus, c’est que Khelren ait ressenti le besoin de nous énumérer les propriétés de personnages qu’on n’avait pas décidé de jouer (à moins que j’ai mal saisi les interrogations d’Orlov et Bastien, je rappelle qu’on était en ligne, il est facile de pas se comprendre). Je sais qu’en ligne les choses sont minimum deux fois moins fluides qu’en live, mais honnêtement deux heures de préparation commune c’est bien au-delà de ce que j’aurais fait. J’aurais dit aux joueurs : lisez les livrets, choisissez un perso (j’aurais pas discuté leur choix), faites les stats, ensuite on fait le world burning et les Hx en commun. Aussi, j’ai dit que Khelren disait tout le temps oui mais c’est faux. Il a ergoté longtemps sur le véhicule que pouvait avoir Orlov, et aussi il a beaucoup manœuvré pour que le maelstrom, ça soit les IA, alors qu’on était pas parti là-dessus (on était sur une sorte de psyché collective générée par la cryo défaillante). Ça envoyait des signaux contradictoires et surtout ça ralentissait la création. Bastien aussi a mis du temps à choisir son archétype parce qu’il semblait tenir à ce qu’on choisisse pour lui (avec le recul, je crois que c’était une précaution de sa part, il hésitait entre Prophète et Céphale, deux persos manipulateurs, et je lui ai laissé choisir le Céphale, alors même que c’était le perso le plus menaçant pour le mien, en réalité). Or, pour moi AW c'est un jeu character centered, la création de perso, ça doit être un ego trip, chacun choisit son perso sans demander la permission (à part le fait qu'un archétype ne peut être choisi deux fois), on fait pas co-opter son choix.
Je n’aime pas les créations de perso longues, et surtout si cette longueur est essentiellement occupée par du crunch et par des discussions roleplay flash-backisantes entre personnages. Je suis OK pour les créations longues si on les occupe par du fluff : des infos sur l’univers et des infos sur les persos. Et encore, j’en suis à réfléchir de les chronométrer pour pas dépasser la durée max définie par le groupe. Je sais que les chiffres sont des infos, mais des infos très longues à traiter. Et le roleplay est aussi de l’info, mais également de l’info longue à traiter, puisque c’est une négociation entre joueurs, alors que quand je rédige mon background dans mon coin ça va à toute vitesse (je rappelle : 5 minutes pour écrire les infos qui constituaient 95 % de ma fiche). Au lieu de ça, deux heures de créations commune pour obtenir des persos très superficiels, certes riches en potentiel, mais pauvres en acquis : on ne connaît même pas leurs objectifs.
Bref, j’ai eu le sentiment qu’on montait dans une Ferrari et qu’on restait en seconde.
C. Quand on ouvre son esprit, on y trouve des saletés.
J’ai jamais aimé les créations de perso longues, mais mon grand tort, je crois, c’est de pas le dire, par politesse. Mais vraiment, j’en ai trop connu, et surtout j’en ai trop connu qui n’ont pas été transformées par le jeu, et ce fut le cas de celle-ci parce qu’au bout de deux heures de création, j’ai dû rendre l’antenne.
Mais si celle-ci m’a paru longue, c’est essentiellement parce qu’elle m'a paru traversée de spéculations d’ordre de la sexualité et de l’abus sexuel. Déjà lors du brainstorming par mail, j’avais réagi au fait que Khelren avait fait un rapprochement entre mon perso et Druuna(personnage d’un BD de SF qui fait largement l’éloge esthétique du viol, par le biais de Druuna, pulpeuse victime semi-consentante). J’avais aussitôt prévenu que je ne voulais aucune remarque phallocentrée si j’incarnais une femme Battlebabe. Lors de la création collective, j’ai aussi regretté d’avoir précisé que j’étais une femme, alors que j’avais entouré « ambigu » (ça aurait calmé le jeu, je pense). Tout au long de la création de groupe, il y a eu des discussions pour savoir si oui ou non, Janek ou Andy Jones avaient couché avec mon perso, et pour savoir si oui ou non, ils auraient leur chance, et pour savoir si oui ou non le Céphale Andy Jones (qui est, au passage, un extra-terrestre grimé en humain, un fait que je voyais comme une illustration du pervers dissimulateur) allait utiliser son pouvoir de GHB mental pour se taper mon perso contre son gré.. Parfois j’ai appuyé sur le fait que j’étais largement capable de me défendre, qu’on ne pouvait pas sonder mon esprit (j’assimilais la sonde mentale à une métaphore du viol), et j’ai aussi tempéré en précisant que mon perso n’était pas rétive à l’idée de coucher mais qu’il fallait le mériter (tout en me faisant peu d’illusions car Bastien et Orlov avaient décrits des persos qui ne semblaient n’avoir aucun attrait physique ou spirituel, n’avoir rien à m’offrir, et je n’avais aucune gratitude à avoir pour eux – j’étais même tenu, via mon perso, de n’avoir aucune confiance en l’un d’eux, j’ai choisi, évidemment, le Céphale, et pour cause, puisqu’il a a effacé un souvenir de moi où on aurait dormi ensemble).
Au bout d’un moment, je voyais plus qu’une chose sur la feuille de perso : le sex move. Et j’ai souffert de cette création de perso, parce que j’y ai vu de trop nombreuses allusions au fait que l’enjeu principal de la partie, ça allait être le cul de mon perso. Possible que ce soit une illusion de ma part, je ne peux pas le dire, car je n’ai pas posé la question franchement aux autres joueurs.
Je pense que si on avait pu jouer au lieu de brainstormer, ça aurait été plus facile, car j’aurais pu prendre la mesure de ma capacité de réaction via la fiction et via les règles. Je me suis rappelé, après, que par exemple, un personnage-joueur n’a pas les moyens techniques de me faire quelque chose que je ne veux pas : il n’y a pas de jets de dés entre joueurs. Techniquement, les personnages ne pouvaient pas violer mon personnage. Ou plutôt ils ne pouvaient rien faire à mon personnage que je n’aurais pas consenti. Et le fait de coucher avec moi ne leur aurait offert aucune prise sur mon perso, puisque mon sex move de Battlebabe annule leur sex move. Mais comme on était pas en train de jouer, alors j’ai pas bien senti cette sécurité que me laissait le système, et qui l’éloigne finalement du jeu unsafe qui caractérise le vanilla.
Le fait que je connaissais pas les joueurs y était pour beaucoup. Je ne pouvais pas savoir s’ils plaisantaient ou si vraiment le cul de mon perso était un enjeu pour eux. Pourtant, pas plus tard que le matin même, à Inflorenza, j’avais initié une scène de sexe bien hardcore avec le perso d’Orlov (mon perso a violé le sien dans une piscine pleine des cadavres de ma famille). Mais j’ose croire que ça allait parce que tous les deux, on connaissait bien les règles, et parce qu’Orlov avait les moyens d’empêcher la scène d’arriver, et aussi parce que la scène était trop irréelle pour être vraiment taguée « rape culture » (je jouais une très belle soixantenaire qui abuse un gars de vingt ans). A ce jeu, j'ai même incarné un personnage qui a clairement été victime de viol (et mise enceinte par la même occasion) en cours de jeu, mais c'est uniquement moi qui en ai décidé (c'était la conséquence d'un mauvais jet de dé, mais le dé annonçait juste un échec, c'est moi qui l'ai interprété par un viol), et tout était sous-entendu, pas montré.
Et surtout parce que c’était en jeu, c’était pas de la spéculation hors-jeu, contre laquelle on est impuissant. J’entends souvent dire que la création de personnage est déjà du jeu, mais j’argue que ce n’est pas le même jeu. Et ici, c’était un jeu clairement moins safe que le vrai jeu.
D. Contrat social, quand tu nous manques.
Clairement, y’avait pas de précaution, ni prise par le jeu, ni prise par le groupe, pour indiquer jusqu’où on pouvait aller, et surtout comment un joueur pouvait se protéger. Je ne sais même pas, à l’issue d’un 7-9, qui raconte ce qui se passe : le joueur ou le MJ ? Dans un jeu où le sex move est symboliquement placé en plein centre de la feuille de perso, je trouve ça limite. Résultat, c’est ce retour qui nous fait office de contrat social. Je tiens juste à rassurer tout le monde : en fait je suis OK. Je fais un retour public parce que c’est important pour moi de le faire, en tant que game designer, pas en tant que joueur. D'ailleurs, c’est ma posture d’analyste qui a fait dégénérer mon ressenti. J’aurais été simplement joueur, j’aurais juste interrompu les choses ; j’aurais demandé à ce que le brainstorming soit plus court, et j’aurais posé ouvertement des limites sur ce que je pouvais accepter pour mon perso [en l’occurrence, ici ce serait : personne ne viole mon perso, personne ne tente de violer mon perso. Toute agression physique est autorisée, pas l’agression sexuelle]. Pour autant, je vois pas, par exemple, comment une fille pourrait jouer une Battlebabe femme, au milieu d’un groupe de mecs, à moins d’être décontractée sur les questions de sexe, mais aussi de sexisme. [je prétends pas que les autres joueurs étaient sexistes, je suis au contraire persuadé que non. Je prétends qu’il y avait du sexisme dans le langage. C'était pas au niveau du Joueur du Grenier, mais ça me semblait quand même présent.]. Moi, je suis capable d’exprimer mes demandes si j’en ai envie, parce que je suis bien dans ma peau, que je suis à l’aise avec tous les sujets, et que j’ai vingt ans de pratique. Je ne vois pas comment une personne plus fragile peut se protéger dans un jeu comme AW, sans un effort collectif du groupe de jeu.
E. T’avais qu’à jouer un autre perso.
J’aurais joué un homme, je ne serais pas en train de rédiger cette tartine. Au lieu de ça, j’ai joué Anthrax, une beauté fatale, une femme au style ambigu, harnachée dans un blouson de moto, avec un visage rimbaldien, un regard noir qui peut te transformer en esclave, des cheveux noirs gominés, un fusil à pompe, et un collier-chaîne qui lui sert d’arme quand elle est au lit. Cette nana, c’est une étoile noire. Elle est mortelle, sans âme et sans pitié. C’est une tueuse abstinente qui n’utilise le sexe que comme une arme, et seulement en dernier recours : elle préfère largement l’idée de tuer à celle de baiser.
De ce que j’ai dit de mon perso, je pense que ça se voyait que je kiffais mon perso. Mais grave. Et quelque part, je crois que ça lui a rajouté du sex-appeal. Archétype sexy + perso sexy + joueur enthousiaste = peut être lu comme une invitation au sexe in game, y compris entre persos. Sauf qu’en fait non ! Comme je le sens, mon perso va allumer tout le temps, mais ne va coucher que dans trois cas précis :
+ si c’est la seule façon d’approcher un adversaire d’assez près pour le tuer
+ si mon perso a besoin de violer une personne fragile pour asseoir son propre sentiment de puissance
+ si mon perso éprouve un intense désir pour cette personne (comprendre : réaction d’approbation intense de moi le joueur pour la création d’un autre joueur – puisque que mon perso, techniquement, c’est des chiffres sur du papier, il ne désire rien).
Mais le problème, c’est que ça je l’ai pas expliqué texto, et ça a manqué. Je l’ai pas expliqué parce que j’ai espéré que le jeu soit assez safe pour que je n’ai pas à l’expliquer, et le jeu n’a pas été safe SUR CETTE PERIODE DE CREATION COLLECTIVE DES PERSOS.
F. Apo je t’aime moi non plus
Un jeu que j’appelle un jeu unsafe, c’est indépendant du comportement des joueurs ou de leurs persos. Techniquement, dans cette partie, il ne s’est RIEN passé, et pour tout dire, avec le recul, j’ai beaucoup extrapolé sur les remarques de Bastien et d’Orlov. J’étais en pleine parano du viol. Mais c’est la première fois que je joue une nana et que ça me fait ça. Je dis qu’un jeu est unsafe quand il appelle de ses vœux des thèmes explicites mais ne permet pas aux joueurs de savoir si ils pourront se protéger et comment.
Apocalypse World est vraiment un jeu vanilla, dans le sens où le groupe du jeu est tout le temps en train de compenser : on utilise à fond notre sens de la conversation pour faire tourner le jeu correctement, sans ça on ne peut pas passer un bon moment avec le jeu.
L’archétype de la beauté fatale est vraiment étonnant. En fait, je me suis retrouvé avec un murder hobo. Un canon, mais un murder hobo quand même. Du coup, la seule chose que mon perso a à perdre, c’est son corps (bon, et ses armes aussi, mais vu les règles, je peux en récupérer à l’aise). Je crois que la parano du viol vient plus de ça que de la plastique de mon personnage.
J’ai un perso nihiliste, sans histoire sans objectif, sans ressources à protéger (ma loyauté aux Réacs est purement opportuniste), sans ami (les règles des Hx n’ont pas tissé de véritable lien : on sait juste que j’ai sauvé la vie de Janek une fois, et je me suis empressé de préciser que c’était à contrecoeur, parce qu’on avait besoin de ses compétences, et j’ai dormi une fois avec Andy Jones mais je l’ai oublié et il m’en reste juste que j’ai aucune confiance en lui.). Et pourtant j’ai envie de jouer pour voir ce qui va lui arriver. J’ai vachement envie de savoir si Anthrax va rester un putain de monolithe en chair et en cuir, où si elle va souffrir, si elle va s’attacher, si oui ou non il y aura du sexe et de la violence, et dans quel ordre.
Je serais MJ, un joueur me sortirait un tel perso, je me dirais qu’il est dysfonctionnel, qu’aucun jeu ne devrait encourager ça, et pourtant en tant que joueur j’adore ma création. Vachement contradictoire. Maintenant j’attends que le système mette mon perso en danger mais me permette de protéger l’image que je veux donner de mon perso : je suis OK pour qu’on me dise si je gagne ou si je perds, ou si je dois choisir le moindre de deux maux, mais je veux qu’il me laisse raconter comment je gagne, comment je perds, comment je choisis.
Et j’en finis avec une contradiction de ce jeu, qui me semble de taille : je trouve que le jeu pousse vachement à s’identifier à son personnage, et à le défendre. Pour autant, il demande aussi d’imaginer soi-même les menaces, tout le temps. C’est vachement bizarre. Je suis toujours très à l’aise quand il s’agit d’imaginer les choses au-delà du spectre de mon seul personnage, pour autant plus je m’attache à mon perso, moins je me sens enclin à décrire moi-même les menaces. C’est peut-être ça la magie d’un jeu qui pousse bien vers les dilemmes moraux : tu passes toute la session zéro à dire dans quels ennuis tu te trouves, et tu passes tout le reste du jeu à essayer de t’en sortir.
Mais encore, peut-être que je me ferai encore avoir dans le piège des questions ! Plus tard dans le jeu, Khelren va me demander pourquoi les gars d’en face sont dangereux, et je vais dire à quels points ils sont cruels, mais ce sera du pur orgueil, je vais juste valoriser mes adversaires pour valoriser mon personnage ! Je vais peut-être me faire avoir par l’hubris en fait. Mais peut-être aussi que ça va me protéger. Parce que tant que je dirai pas « les gars d’en face sont des violeurs », y’aura pas de tentative de viol sur mon perso, et si je dis ça ça se passera parce que ça aura été une commande de ma part.
Y’a aussi ce mystère dans les mécaniques. Dogs in the Vineyard me laisse froid car de ce que j’en connais, je sais exactement dans quel piège le jeu veut te pousser. AW je sais pas. Et pourtant j’ai lu le bouquin, et j’en ai entendu parler jusqu’à plus soif.
C’est cette imprévisibilité qui fait à mon sens le sel d’un jeu profond. Un jeu imprévisible et dangereux. C’est Gainsbourg et Gainsbarre dans le même bateau !
TL;DR : Bien qu'il mâche énormément le travail sur bien des aspects, Apocalypse World reste un jeu vanilla, où la compensation par le groupe de joueurs me semble très nécessaire pour que tout le monde passe un bon moment. Le jeu incite notamment à jouer avec le sexe et la violence mais laisse au groupe de jeu le soin de trouver des méthodes pour jouer avec le feu sans se brûler.
Je tenais à faire un retour personnel.
Je précise qu'il va recouper une réflexion largement transversale sur le jeu Apocalypse World en général, la façon d'y jouer, et la façon dont j'envisagerai de maîtriser (j'ai le projet de le faire, dans l'univers de Millevaux, du post-apo forestier). Y'a aussi des réflexions de game design derrière. Je me permets de fourrer tout ça là dedans car on a déjà eu des échanges de game design très constructifs avec Khelren, donc je suppose que ce retour ne sera pas une gêne pour lui. Je précise aussi que je suis le seul responsable de mon jugement, ce qu’ont fait ou dit les autres joueurs est hors de cause. Vraiment, Khelren, Orlov, Bastien, restez cool avec ce que je vais dire, et prenez-le pour les propos d’une personne très à l’aise avec son loisir, et très à l’aise avec la partie qu’on a eu ensemble.
J'ai lu Apocalypse World il y a deux, trois ans, en VF, mais je n'avais jamais eu l'occasion d'y jouer. Je dois reconnaître qu'en tant qu'auteur, je suis souvent en train de designer en me demandant : "Qu'est-ce que j'aime dans ce jeu que je veux retrouver le mien, qu'est-ce que je n'aime pas et que je veux traiter autrement ?". Comme le dit brand dans ses réponses à l'entretien de Coralie David, Apocalypse World est fascinant, au moins autant pour ses nombreuses qualités... que ses nombreux défauts (brand ne détaillant pas cet aspect davantage, je serais bien en peine de savoir si on lui trouve les mêmes qualités et les mêmes défauts).
Khelren nous annonce un setting dans l'espace, je me dis cool. D'entrée de jeu, je veux jouer une Beauté Fatale. Parce que le perso me fait de l'œil et en même temps ça me fait complètement sortir de ma zone de confort. Le grand intérêt des classes de persos, surtout à la mode AW, où ce sont presque des prétirés. J'entends par là que dans un jeu sans classe, j'aurais pas eu idée de ce genre de perso. J'aurais eu la liberté de le créer, mais pas l'idée de le créer.
Khelren nous envoie les livrets. La vraie bonne surprise, c'est que le livret me suffit pour créer mon perso dans mon coin, en moins de 5 minutes. Certes, c'est un perso creux (en terme de backstory), mais y'a quand même de la technique, et cet aspect technique est tellement bien implémenté et la création si didactique que c'est fait en 5 minutes. A la lecture du livre, je me doutais que ça le ferait, mais la mise en pratique est une pure merveille.
On joue en ligne. Khelren demande à ce qu'on passe par roll20 et non google hangout parce qu'il a besoin de fonctionnalités avancées.
Avec Orlov et Khelren on fait le world burning. Comme je savais que le monde était créé par les joueurs, j'ai déjà des idées en tête, et je bouffe le temps d'antenne avec mes propositions (cf le CR de Khelren). Et à ce moment là, je ne sais pas pourquoi, ça m'embête. Je suis tout content que mes idées soient retenues (du SF low-tech, un vaisseau immense, pas de SF planétaire, des clins d'oeil à Mahamoth, trois communautés humaines en conflit d'entrée de jeu, avec des gens normaux dans ses factions, et des mutants, des rats, des cultes, plus loin, dans les zones peu explorées). Je vais carrément jusqu’à donner la mission qui va ouvrir la séance, c’est-à-dire récupérer l’ingénieure du réacteur qui s’est faite capturer par les Plombiers. Je trouve que Khelren a une excellente propension à dire oui. D'un côté, c'est cool, mais de l'autre, ça m'ennuie et je pense que c'est lié à mon perso, je vais expliquer plus loin.
Après 1/2 h de cafouillage de connexion, 1/2 h de world burning, Bastien rejoint le navire, et on finalise la création de perso : Orlov et Bastien ont pas rollé leurs perso, et il faut aussi compter les Hx et les coches de tout le monde. Khelren insiste pour qu'on utilise le module AW de roll20 pour créer des feuilles de perso en ligne. et ça prend... 1h.
Pendant cette création de perso, avant et pendant la distribution des Hx, il y a beaucoup de discussions pour savoir si le Céphale de Bastien a couché (comprendre : a eu des rapports sexuels) avec ma Beauté Fatale, et s'il a pu sonder son esprit au passage. Une lecture des règles me permet de préciser qu'il a juste DORMI une fois à mes côtés à mon insu, et que mon spécial annulant mon spécial, de toute façon il n’a pas pu sonder mon esprit. On spécule beaucoup sur comment le Céphale va réussir à se rapprocher de moi à l’avenir, et quand la mention du score d’Hx qu’on a tous les deux (Hx 3) tombe, je sors une remarque : « C’est pas parce que le soleil te brûle que tu en es proche. ». Bastien finit par calmer le jeu en disant que son Céphale va se rabattre sur les autres minettes de la communauté. Mais malgré ses précautions, pour moi, durant ces deux heures de brainstorming, le malaise n’a pas cessé de monter.
Voilà, ça c’est les faits, et mon ressenti.
Je vais expliquer maintenant d’où ça vient.
Ça vient à la fois de ma perception d’AW, et notamment du biais personnel que je l’ai seulement lu sans jamais y jouer, et qu’en revanche j’en ai entendu parler jusqu’à plus soif, du biais que je me projette dans l’idée de le maîtriser, du biais que je connais mal mon groupe de jeu, et du biais de mes pratiques de jeu actuelles qui sont différentes (je suis sur des jeux beaucoup plus freeform habituellement), et du biais de mon choix de jouer une Battlebabe, et du biais que mes sentiments sont violemment mitigés au sujet de ce jeu.
A. Je ne sais plus si j’aime la vanille.
De ma lecture du jeu, et des choses que j’ai lues et entendues sur le net, et de l’aveu même de son auteur, AW c’est un jeu vanilla. Ça veut dire pour moi que les règles sont loin de tout cadrer. AW est un jeu moderne, un jeu révolutionnaire par bien des aspects, mais dans ce côté vanilla il est très proche de ce qu’on faisait dans les débuts : des classes de perso, un système de résolution, et pour plein de choses du doigt mouillé. Le doigt mouillé du MJ, en fait. Surtout pour les choses qui comptent, en fait. Genre ce que tu as le droit de raconter pour ton perso, et ce que peut subir ton perso. Et donc d’une table à l’autre, y’a juste des années-lumière de différence.
B. Préparer, c’est tricher.
Y’a plein de moments où je me suis dit que je maîtriserais pas du tout comme ça. La partie a été reportée d’une journée, et entre autres parce que Khelren avait besoin de préparer des choses. Et là, je comprends juste pas que Khelren a eu besoin de préparer. Bon, si c’est relire le jeu, je comprends (y’a des masses de détails techniques qui sont impossibles à retenir dans la première relecture, et des masses de redondances, certes utiles dans la première lecture, mais qui imposent d’en faire une deuxième pour obtenir une synthèse). Si c’est préparer le setting, genre le contexte, genre des fronts, je comprends pas. Et je pense que Khelren a passé pourtant du temps là-dessus. Je comprends pas parce qu’on fait un world burning commun APRES sa préparation, et il a dit oui à toutes nos propositions. Je comprends pas parce que je vois pas l’intérêt de préparer les moves de tes fronts et de tes figurants tant que t’as pas vu ce world burning, et que les faire, genre juste après à la volée, c’est tout aussi rapide. Autre chose que je comprends pas, c’est le besoin qu’a ressenti Khelren qu’on aille sur roll20 et qu’on se farcisse les feuilles de perso automatisées. Certes ça lui a permis de déceler une erreur d’un point ou deux sur les Hx, mais peut être à part ça, je ne comprends l’intérêt dans ce jeu, de tracer le contenu des feuilles de perso. Pour moi le MC il en a juste pas besoin. Et s’il est surpris en cours de jeu par le potentiel des PJ, pour moi c’est pile dans l’esprit de jouer pour voir ce qui va se passer. Ce que je comprends pas non plus, c’est que Khelren ait ressenti le besoin de nous énumérer les propriétés de personnages qu’on n’avait pas décidé de jouer (à moins que j’ai mal saisi les interrogations d’Orlov et Bastien, je rappelle qu’on était en ligne, il est facile de pas se comprendre). Je sais qu’en ligne les choses sont minimum deux fois moins fluides qu’en live, mais honnêtement deux heures de préparation commune c’est bien au-delà de ce que j’aurais fait. J’aurais dit aux joueurs : lisez les livrets, choisissez un perso (j’aurais pas discuté leur choix), faites les stats, ensuite on fait le world burning et les Hx en commun. Aussi, j’ai dit que Khelren disait tout le temps oui mais c’est faux. Il a ergoté longtemps sur le véhicule que pouvait avoir Orlov, et aussi il a beaucoup manœuvré pour que le maelstrom, ça soit les IA, alors qu’on était pas parti là-dessus (on était sur une sorte de psyché collective générée par la cryo défaillante). Ça envoyait des signaux contradictoires et surtout ça ralentissait la création. Bastien aussi a mis du temps à choisir son archétype parce qu’il semblait tenir à ce qu’on choisisse pour lui (avec le recul, je crois que c’était une précaution de sa part, il hésitait entre Prophète et Céphale, deux persos manipulateurs, et je lui ai laissé choisir le Céphale, alors même que c’était le perso le plus menaçant pour le mien, en réalité). Or, pour moi AW c'est un jeu character centered, la création de perso, ça doit être un ego trip, chacun choisit son perso sans demander la permission (à part le fait qu'un archétype ne peut être choisi deux fois), on fait pas co-opter son choix.
Je n’aime pas les créations de perso longues, et surtout si cette longueur est essentiellement occupée par du crunch et par des discussions roleplay flash-backisantes entre personnages. Je suis OK pour les créations longues si on les occupe par du fluff : des infos sur l’univers et des infos sur les persos. Et encore, j’en suis à réfléchir de les chronométrer pour pas dépasser la durée max définie par le groupe. Je sais que les chiffres sont des infos, mais des infos très longues à traiter. Et le roleplay est aussi de l’info, mais également de l’info longue à traiter, puisque c’est une négociation entre joueurs, alors que quand je rédige mon background dans mon coin ça va à toute vitesse (je rappelle : 5 minutes pour écrire les infos qui constituaient 95 % de ma fiche). Au lieu de ça, deux heures de créations commune pour obtenir des persos très superficiels, certes riches en potentiel, mais pauvres en acquis : on ne connaît même pas leurs objectifs.
Bref, j’ai eu le sentiment qu’on montait dans une Ferrari et qu’on restait en seconde.
C. Quand on ouvre son esprit, on y trouve des saletés.
J’ai jamais aimé les créations de perso longues, mais mon grand tort, je crois, c’est de pas le dire, par politesse. Mais vraiment, j’en ai trop connu, et surtout j’en ai trop connu qui n’ont pas été transformées par le jeu, et ce fut le cas de celle-ci parce qu’au bout de deux heures de création, j’ai dû rendre l’antenne.
Mais si celle-ci m’a paru longue, c’est essentiellement parce qu’elle m'a paru traversée de spéculations d’ordre de la sexualité et de l’abus sexuel. Déjà lors du brainstorming par mail, j’avais réagi au fait que Khelren avait fait un rapprochement entre mon perso et Druuna(personnage d’un BD de SF qui fait largement l’éloge esthétique du viol, par le biais de Druuna, pulpeuse victime semi-consentante). J’avais aussitôt prévenu que je ne voulais aucune remarque phallocentrée si j’incarnais une femme Battlebabe. Lors de la création collective, j’ai aussi regretté d’avoir précisé que j’étais une femme, alors que j’avais entouré « ambigu » (ça aurait calmé le jeu, je pense). Tout au long de la création de groupe, il y a eu des discussions pour savoir si oui ou non, Janek ou Andy Jones avaient couché avec mon perso, et pour savoir si oui ou non, ils auraient leur chance, et pour savoir si oui ou non le Céphale Andy Jones (qui est, au passage, un extra-terrestre grimé en humain, un fait que je voyais comme une illustration du pervers dissimulateur) allait utiliser son pouvoir de GHB mental pour se taper mon perso contre son gré.. Parfois j’ai appuyé sur le fait que j’étais largement capable de me défendre, qu’on ne pouvait pas sonder mon esprit (j’assimilais la sonde mentale à une métaphore du viol), et j’ai aussi tempéré en précisant que mon perso n’était pas rétive à l’idée de coucher mais qu’il fallait le mériter (tout en me faisant peu d’illusions car Bastien et Orlov avaient décrits des persos qui ne semblaient n’avoir aucun attrait physique ou spirituel, n’avoir rien à m’offrir, et je n’avais aucune gratitude à avoir pour eux – j’étais même tenu, via mon perso, de n’avoir aucune confiance en l’un d’eux, j’ai choisi, évidemment, le Céphale, et pour cause, puisqu’il a a effacé un souvenir de moi où on aurait dormi ensemble).
Au bout d’un moment, je voyais plus qu’une chose sur la feuille de perso : le sex move. Et j’ai souffert de cette création de perso, parce que j’y ai vu de trop nombreuses allusions au fait que l’enjeu principal de la partie, ça allait être le cul de mon perso. Possible que ce soit une illusion de ma part, je ne peux pas le dire, car je n’ai pas posé la question franchement aux autres joueurs.
Je pense que si on avait pu jouer au lieu de brainstormer, ça aurait été plus facile, car j’aurais pu prendre la mesure de ma capacité de réaction via la fiction et via les règles. Je me suis rappelé, après, que par exemple, un personnage-joueur n’a pas les moyens techniques de me faire quelque chose que je ne veux pas : il n’y a pas de jets de dés entre joueurs. Techniquement, les personnages ne pouvaient pas violer mon personnage. Ou plutôt ils ne pouvaient rien faire à mon personnage que je n’aurais pas consenti. Et le fait de coucher avec moi ne leur aurait offert aucune prise sur mon perso, puisque mon sex move de Battlebabe annule leur sex move. Mais comme on était pas en train de jouer, alors j’ai pas bien senti cette sécurité que me laissait le système, et qui l’éloigne finalement du jeu unsafe qui caractérise le vanilla.
Le fait que je connaissais pas les joueurs y était pour beaucoup. Je ne pouvais pas savoir s’ils plaisantaient ou si vraiment le cul de mon perso était un enjeu pour eux. Pourtant, pas plus tard que le matin même, à Inflorenza, j’avais initié une scène de sexe bien hardcore avec le perso d’Orlov (mon perso a violé le sien dans une piscine pleine des cadavres de ma famille). Mais j’ose croire que ça allait parce que tous les deux, on connaissait bien les règles, et parce qu’Orlov avait les moyens d’empêcher la scène d’arriver, et aussi parce que la scène était trop irréelle pour être vraiment taguée « rape culture » (je jouais une très belle soixantenaire qui abuse un gars de vingt ans). A ce jeu, j'ai même incarné un personnage qui a clairement été victime de viol (et mise enceinte par la même occasion) en cours de jeu, mais c'est uniquement moi qui en ai décidé (c'était la conséquence d'un mauvais jet de dé, mais le dé annonçait juste un échec, c'est moi qui l'ai interprété par un viol), et tout était sous-entendu, pas montré.
Et surtout parce que c’était en jeu, c’était pas de la spéculation hors-jeu, contre laquelle on est impuissant. J’entends souvent dire que la création de personnage est déjà du jeu, mais j’argue que ce n’est pas le même jeu. Et ici, c’était un jeu clairement moins safe que le vrai jeu.
D. Contrat social, quand tu nous manques.
Clairement, y’avait pas de précaution, ni prise par le jeu, ni prise par le groupe, pour indiquer jusqu’où on pouvait aller, et surtout comment un joueur pouvait se protéger. Je ne sais même pas, à l’issue d’un 7-9, qui raconte ce qui se passe : le joueur ou le MJ ? Dans un jeu où le sex move est symboliquement placé en plein centre de la feuille de perso, je trouve ça limite. Résultat, c’est ce retour qui nous fait office de contrat social. Je tiens juste à rassurer tout le monde : en fait je suis OK. Je fais un retour public parce que c’est important pour moi de le faire, en tant que game designer, pas en tant que joueur. D'ailleurs, c’est ma posture d’analyste qui a fait dégénérer mon ressenti. J’aurais été simplement joueur, j’aurais juste interrompu les choses ; j’aurais demandé à ce que le brainstorming soit plus court, et j’aurais posé ouvertement des limites sur ce que je pouvais accepter pour mon perso [en l’occurrence, ici ce serait : personne ne viole mon perso, personne ne tente de violer mon perso. Toute agression physique est autorisée, pas l’agression sexuelle]. Pour autant, je vois pas, par exemple, comment une fille pourrait jouer une Battlebabe femme, au milieu d’un groupe de mecs, à moins d’être décontractée sur les questions de sexe, mais aussi de sexisme. [je prétends pas que les autres joueurs étaient sexistes, je suis au contraire persuadé que non. Je prétends qu’il y avait du sexisme dans le langage. C'était pas au niveau du Joueur du Grenier, mais ça me semblait quand même présent.]. Moi, je suis capable d’exprimer mes demandes si j’en ai envie, parce que je suis bien dans ma peau, que je suis à l’aise avec tous les sujets, et que j’ai vingt ans de pratique. Je ne vois pas comment une personne plus fragile peut se protéger dans un jeu comme AW, sans un effort collectif du groupe de jeu.
E. T’avais qu’à jouer un autre perso.
J’aurais joué un homme, je ne serais pas en train de rédiger cette tartine. Au lieu de ça, j’ai joué Anthrax, une beauté fatale, une femme au style ambigu, harnachée dans un blouson de moto, avec un visage rimbaldien, un regard noir qui peut te transformer en esclave, des cheveux noirs gominés, un fusil à pompe, et un collier-chaîne qui lui sert d’arme quand elle est au lit. Cette nana, c’est une étoile noire. Elle est mortelle, sans âme et sans pitié. C’est une tueuse abstinente qui n’utilise le sexe que comme une arme, et seulement en dernier recours : elle préfère largement l’idée de tuer à celle de baiser.
De ce que j’ai dit de mon perso, je pense que ça se voyait que je kiffais mon perso. Mais grave. Et quelque part, je crois que ça lui a rajouté du sex-appeal. Archétype sexy + perso sexy + joueur enthousiaste = peut être lu comme une invitation au sexe in game, y compris entre persos. Sauf qu’en fait non ! Comme je le sens, mon perso va allumer tout le temps, mais ne va coucher que dans trois cas précis :
+ si c’est la seule façon d’approcher un adversaire d’assez près pour le tuer
+ si mon perso a besoin de violer une personne fragile pour asseoir son propre sentiment de puissance
+ si mon perso éprouve un intense désir pour cette personne (comprendre : réaction d’approbation intense de moi le joueur pour la création d’un autre joueur – puisque que mon perso, techniquement, c’est des chiffres sur du papier, il ne désire rien).
Mais le problème, c’est que ça je l’ai pas expliqué texto, et ça a manqué. Je l’ai pas expliqué parce que j’ai espéré que le jeu soit assez safe pour que je n’ai pas à l’expliquer, et le jeu n’a pas été safe SUR CETTE PERIODE DE CREATION COLLECTIVE DES PERSOS.
F. Apo je t’aime moi non plus
Un jeu que j’appelle un jeu unsafe, c’est indépendant du comportement des joueurs ou de leurs persos. Techniquement, dans cette partie, il ne s’est RIEN passé, et pour tout dire, avec le recul, j’ai beaucoup extrapolé sur les remarques de Bastien et d’Orlov. J’étais en pleine parano du viol. Mais c’est la première fois que je joue une nana et que ça me fait ça. Je dis qu’un jeu est unsafe quand il appelle de ses vœux des thèmes explicites mais ne permet pas aux joueurs de savoir si ils pourront se protéger et comment.
Apocalypse World est vraiment un jeu vanilla, dans le sens où le groupe du jeu est tout le temps en train de compenser : on utilise à fond notre sens de la conversation pour faire tourner le jeu correctement, sans ça on ne peut pas passer un bon moment avec le jeu.
L’archétype de la beauté fatale est vraiment étonnant. En fait, je me suis retrouvé avec un murder hobo. Un canon, mais un murder hobo quand même. Du coup, la seule chose que mon perso a à perdre, c’est son corps (bon, et ses armes aussi, mais vu les règles, je peux en récupérer à l’aise). Je crois que la parano du viol vient plus de ça que de la plastique de mon personnage.
J’ai un perso nihiliste, sans histoire sans objectif, sans ressources à protéger (ma loyauté aux Réacs est purement opportuniste), sans ami (les règles des Hx n’ont pas tissé de véritable lien : on sait juste que j’ai sauvé la vie de Janek une fois, et je me suis empressé de préciser que c’était à contrecoeur, parce qu’on avait besoin de ses compétences, et j’ai dormi une fois avec Andy Jones mais je l’ai oublié et il m’en reste juste que j’ai aucune confiance en lui.). Et pourtant j’ai envie de jouer pour voir ce qui va lui arriver. J’ai vachement envie de savoir si Anthrax va rester un putain de monolithe en chair et en cuir, où si elle va souffrir, si elle va s’attacher, si oui ou non il y aura du sexe et de la violence, et dans quel ordre.
Je serais MJ, un joueur me sortirait un tel perso, je me dirais qu’il est dysfonctionnel, qu’aucun jeu ne devrait encourager ça, et pourtant en tant que joueur j’adore ma création. Vachement contradictoire. Maintenant j’attends que le système mette mon perso en danger mais me permette de protéger l’image que je veux donner de mon perso : je suis OK pour qu’on me dise si je gagne ou si je perds, ou si je dois choisir le moindre de deux maux, mais je veux qu’il me laisse raconter comment je gagne, comment je perds, comment je choisis.
Et j’en finis avec une contradiction de ce jeu, qui me semble de taille : je trouve que le jeu pousse vachement à s’identifier à son personnage, et à le défendre. Pour autant, il demande aussi d’imaginer soi-même les menaces, tout le temps. C’est vachement bizarre. Je suis toujours très à l’aise quand il s’agit d’imaginer les choses au-delà du spectre de mon seul personnage, pour autant plus je m’attache à mon perso, moins je me sens enclin à décrire moi-même les menaces. C’est peut-être ça la magie d’un jeu qui pousse bien vers les dilemmes moraux : tu passes toute la session zéro à dire dans quels ennuis tu te trouves, et tu passes tout le reste du jeu à essayer de t’en sortir.
Mais encore, peut-être que je me ferai encore avoir dans le piège des questions ! Plus tard dans le jeu, Khelren va me demander pourquoi les gars d’en face sont dangereux, et je vais dire à quels points ils sont cruels, mais ce sera du pur orgueil, je vais juste valoriser mes adversaires pour valoriser mon personnage ! Je vais peut-être me faire avoir par l’hubris en fait. Mais peut-être aussi que ça va me protéger. Parce que tant que je dirai pas « les gars d’en face sont des violeurs », y’aura pas de tentative de viol sur mon perso, et si je dis ça ça se passera parce que ça aura été une commande de ma part.
Y’a aussi ce mystère dans les mécaniques. Dogs in the Vineyard me laisse froid car de ce que j’en connais, je sais exactement dans quel piège le jeu veut te pousser. AW je sais pas. Et pourtant j’ai lu le bouquin, et j’en ai entendu parler jusqu’à plus soif.
C’est cette imprévisibilité qui fait à mon sens le sel d’un jeu profond. Un jeu imprévisible et dangereux. C’est Gainsbourg et Gainsbarre dans le même bateau !