[Game Design] Concevoir un jeu à partir des modes

Cela bouillonne dans la sphère rôliste en ce moment, et en conséquence ça bouillonne aussi dans mon cerveau.
Je voulais vous faire part d'une réflexion personnelle, qui, si elle ne s'avère pas un tissu d'âneries à l'usage, pourrait bien révolutionner ma façon de concevoir des jeux.
Cette réflexion part de plusieurs sources :
+ La mise en ligne du glossaire sur les Ateliers Imaginaires, véritable somme théorique. Le fait de tout présenter sur la même page apporte un point de vue d'ensemble que je n'avais jamais eu auparavant.
+ La dispute amicale entamée sur les Ateliers Imaginaires au sujet des différents types d'immersion, des démarches créatives, et aussi au sujet de la façon de jouer son personnage, et de jouer en groupe.
+ Le podcast de la Cellule, livrant une critique polémique du jeu de rôle Sombre, sur lequel j'ai réagi, notamment sur ce fil.
J'ai l'impression que l'ensemble de ces querelles pourraient toutes avoir pour origine un choix différent entre trois postures de jeu : le mode personnage, le mode pion et le mode auteur.
Je vais citer abondamment le glossaire par la suite, comme étant pour moi une référence, par les idées qui y sont développées et les idées d'auteur de La Forge dont elles découlent. Je les tiens pour postulat de départ de mes réflexions, alors que je me démarques des jugements de valeur qui peuvent y être associées. Je vais citer mes sources et donc des définitions données par d'autres, mais je vais aussi livrer dans cet article mes propres définitions, qui convergent sur l'essentiel mais divergent sur des détails. Et le diable est dans les détails. Peut-être que mes propres définitions reviennent à enfoncer des portes ouvertes, où à dire des âneries, mais en tout cas ça me fait avancer.
Mon point de vue de concepteur part du joueur, c'est-à-dire celui qui incarne un personnage, un protagoniste du maelström construit lors de la partie de jeu de rôle.
Ce joueur cherche du plaisir dans cette expérience. Et il a trois moyens d'y accéder : le mode personnage, le mode auteur et le mode pion.
En mode personnage, il s'identifie à son personnage, il lui définit des objectifs et tente de les mener à bien. (Ces objectifs peuvent être autodestructeurs, par exemple si on joue un tueur de trolls qui cherche une mort glorieuse). Il joue essentiellement les décisions de son personnage, il attend que ces décisions aient du sens dans la partie.
En mode auteur, il utilise son personnage pour prendre part au contenu fictionnel malléable. C'est son pinceau dans une peinture à plusieurs mains.
En mode pion, il utilise son personnage comme medium pour faire des expériences dans le monde virtuel, comme un scientifique le ferait avec un rat de laboratoire dans un labyrinthe. Un rat avec des électrodes, de façon à pouvoir guider ses mouvements. J'en profite pour signaler que je suis très rétif à l'expérimentation animale, mais en l'occurence le rat est virtuel.
Pour résumer en trois verbes :
Mode personnage : "Je choisis"
Mode auteur : "Je raconte"
Mode pion : "J'expérimente"
J'ai lu ici et là qu'il fallait distinguer les jeux en mode personnage, auteur ou pion des instants en mode personnage, auteur ou pion. Je tiens ces différences comme rien d'autre que des différences d'échelle. A mon sens, un jeu en mode personnage est un jeu qui encourage des parties avec une proportion maximale d'instants en mode personnage, ou tout du moins avec les instants les plus décisifs en mode personnage.
Je suppose que beaucoup de jeux ne soutiennent pas activement un mode par rapport à un autre, dans le sens où leurs concepteurs n'ont pas voulu faire de choix, ou n'ont pas pris conscience de la possibilité de ce choix.
Je suppose que je veux concevoir des jeux pour des joueurs qui ont une préférence nette entre l'un de ces trois modes. Je suppose que pour eux, un mélange des trois modes n'est pas une façon vertueuse de jouer, car elle introduit trop de confusions.
Si je designe un jeu à partir d'un des trois modes en particulier, ceci va influer sur plusieurs facteurs. J'en retiens quatre : le positionnement, le partage des responsabilités, la démarche créative et la distribution de l'information.
Positionnement :
Si je suis en mode personnage, je cherche une stratégie efficace pour défendre les objectifs de mon personnage. J'ai besoin que mes décisions aient un impact dans la fiction, que cet impact soit mesurable et que les causes produisent les mêmes effets. Autrement dit, j'ai besoin d'un positionnement fort : la causalité fiction entre mécanique (dans les quatre sens possibles) doit être la plus complète possible. Je ne peux pas me fier au MJ pour décider quel impact ont mes choix, je préfère que ce soit une mécanique qui le fasse. Le rôle du MJ est d'incarner l'adversité et les choix de l'adversité. J'ai également besoin de bien connaître ces mécaniques, pour pouvoir élaborer mes stratégies. Le jeu commence seulement à être pertinent quand j'ai eu accès à toutes les règles.
Si je suis en mode auteur, je me moque que les décisions du personnage aient des conséquences prédictibles. Ce qui compte, c'est de pouvoir utiliser les informations qu'on me donne, de raconter des choses sur mon personnage en relation avec ces informations. Mon plaisir vient de ce que les autres joueurs acceptent ce que je dis comme faisant partie de la fiction, et le reprennent à leur compte, et faire la même chose en retour.
Si je suis en mode pion, je veux comprendre comment le monde fonctionne en faisant des expériences. Je préfère pour cela évoluer dans un monde où les mêmes causes produisent les mêmes effet, autrement dit il me faut un positionnement fort. Pas forcément aussi fort que pour le mode personnage, ceci dit. Découvrir une lacune de positionnement ne me dérange pas si elle est répétible, je pourrai m'en accomoder puisque je fais des choix de joueur et non des choix de personnage. En cas de positionnement faible, j'ai besoin que le MJ ait de bonnes qualité d'arbitre pour compenser. Je ne veux pas connaître toutes les règles à l'avance. L'intérêt, c'est découvrir les règles en jouant.
Autorité et narration :
En mode personnage, c'est important que je puisse avoir le dernier mot sur les décisions de mon personnage. Si on me donne des responsabilités qui en débordent trop, cela contrarie mon jeu. Je veux bien avoir le droit de dire "je monte à l'étage" sans que le MJ ait parlé d'un étage si c'est une description purement préalable à une décision du personnage, et que je ne veux pas perdre de temps à poser des questions au MJ. Je veux bien avoir le droit de décrire ma maison et mes habits si cela peut refléter les choix de mon personnage. Je suis disposé à jouer un prétiré ou partir d'une contrainte stricte (vous jouez tous des membre de la résistance, vous êtes tous des elfes...) du moment qu'ensuite, mes choix sont libres. En fait, je préfère toute méthode de création de personnage qui ne me demande rien d'autres choses que de définir mes objectifs ou de bâtir les moyens de les soutenir. Le MJ ou les autres joueurs ne peuvent m'imposer des choix qu'en remportant un défi contre moi par l'entremise des règles (à condition que le positionnement soit fort, sans quoi je contesterai la légitimité de ces règles), et si possible d'une façon justifiée par la fiction (perte de santé mentale, jet de diplomatie...). Enfin, on peut se passer de MJ si les autres joueurs incarnent l'adversité.
En mode auteur, je veux avoir un espace de narration large. Décrire l'apparence, le comportement, les contacts, les décors, le peuple de mon personnage enrichissent mon plaisir d'auteur. J'apprécie les règles qui font un enjeu de la narration et de l'autorité : avoir le droit de décrire quelque chose, ou le dernier mot sur quelque chose, fait partie d'une récompense du jeu, mais ce n'est un enjeu obligatoire. Mais c'est aussi pour ça que ça ne me choque pas qu'un autre joueur ait le dernier mot sur une décision de mon personnage, s'il en a gagné le droit ou si son apport enrichit mon expérience esthétique. En mode auteur, le collectif est important : je veux qu'on m'impose de tenir compte de ce qui a été dit avant, et je veux que les autres tiennent compte de ce que j'ai dit. Je ne vois pas le Mj comme un adversaire, mais comme un co-créateur.
En mode pion, j'ai besoin d'un espace de narration assez serré (je joue le rat, pas le labyrinthe, je joue l'enquêteur, pas l'enquête), même si je peux apprécier de gagner des espaces de narration supplémentaire de temps à autre, à condition de devoir payer quelque chose pour l'obtenir, et que ça m'ouvre des champs d'expérimentation nouveaux (points de destin à Warhammer).
Démarches créatives :
Je vais aller assez loin en disant que les modes peuvent être confondus avec les démarches créatives, et en ajoutant que cette façon de voir les choses pourrait chambouler la façon dont on analyse certains jeux. De la façon dont je les ai formulés, je ne leur trouve pas de différence, hormis celle du point de vue : les modes étudient uniquement le point de vue du joueur, les agendas créatifs étudient le point de vue de toute la tablée, MJ compris. Mais à chaque mode correspond une seule démarche créative. Ou plutôt, chaque démarche créative renforce un mode, en magnifie l'expérience.
L'agenda créatif narrativiste soutient le mode personnage. Si le jeu ne dit pas ce qui est bien ou ce qui est mal dans le monde, s'il me propose des dilemmes moraux, il me propose ni plus ni moins que de faire des choix (mode personnage = je choisis), mais surtout il me propose des choix vraiment intéressants.
L'agenda créatif simulationniste soutient le mode auteur. Le jeu me fournit un canon esthétique ou les clés pour en créer un, autrement dit, il me donne l'opportunité de raconter (mode auteur = je raconter), mais surtout il me propose de raconter des choses vraiment intéressantes.
L'agenda créatif ludiste soutient le mode pion. Le jeu me fournit une arène (donjon, théâtre d'une enquête...) et des défis pour mettre à l'épreuve les qualités de mon personnage, mais aussi mes qualités de joueur. Il me propose d'expérimenter des choses (mode pion = j'expérimente) en me fournissant une arène, un labyrinthe pour mon rat, mais surtout il me propose de rendre l'expérience intéressante, en offrant des défis de difficulté croissante, où je pourrai progresser par essai/erreur, exactement comme un scientifique ou un joueur de jeux de stratégie.
Je suppose qu'on peut tenter des croisements différents entre modes et agendas créatifs, mais je pressens que les croisements que je propose ici sont les plus efficaces.
J'en viens à la conclusion que je me suis mépris sur les agendas créatifs (ce sera ni la première ni la dernière fois). Si ce modèle confirme que Prosopopée est un jeu simulationniste (on joue en mode auteur, puisque les enjeux sont déconnectés du personnage), j'affirme que Sens n'est pas un jeu simulationniste mais narrativiste. En tout cas, il est en mode personnage : ce qui compte dans le jeu, c'est de savoir si son personnage restera ou non dans la résistance malgré les frustrations (certaines décisions n'influent pas l'histoire, mais c'est défini avec un positionnement parfait, dans le sens où des évènements sont inéluctables dans Sens) et l'adversité qu'il pourra rencontrer, les traîtres dans son propre camp, et les personnes aux opinions séduisantes dans l'autre camp. J'ai lu et pensé souvent que Sens était un jeu simulationniste, avec l'exploration de l'Ombre Monde, le look des repsiloïdes, les combats chorégraphiés comme dans Saint-Seiya. Mais ces aspects sont purement secondaires face à la vraie problématique de ce jeu, qui est de trouver un sens à l'existence des personnages, et de faire des choix moraux concernant leur appartenance à la résistance. Je pensais également avoir designé Inflorenza comme un jeu narrativiste, mais la prédominance du mode auteur sur plusieurs aspects (les thèmes, notamment) pourrait bien en faire un jeu simulationniste, ou du moins un jeu qui aurait le cul entre deux chaises. J'ai aussi cru qu'Arbre était simulationniste (importance des descriptions, économie non fiable), mais plus le jeu évolue vers une expérience de la souffrance, plus je pense que je dois le réécrire vers une voie narrativiste (en recréant une économie fiable).
Je vais aller encore plus loin en disant que Monostatos... est un jeu narrativiste et non ludiste ! Tout l'enjeu de Monostatos est de savoir si on va rester ou quitter la résistance, l'univers est baigné de relativimisme moral, garder le contrôle sur l'image de son personnage fait partie des précautions du jeu, et la problématique est annoncée d'emblée par le jeu.
Distribution de l'information :
En mode personnage, j'ai besoin d'une économie fiable. Le MJ ne doit pas trancher sur l'impact qu'ont mes décisions, c'est le boulot des règles. Le MJ doit se concentrer sur l'incarnation et les décisions de l'adversité. J'ai besoin que ce soit une garantie, et pour cela, le MJ doit avoir accès à des régles faciles à comprendre. Le média idéal, c'est un livre unique qui se suffit à lui-même. Il doit être ouvert à la connaissance des joueurs, au moins pour ce qui est des mécaniques de résolution, du partage des responsabilités et de la création de personnage. En outre, le livre doit avoir une problématique.
En mode auteur, je me moque d'avoir une économie fiable : les règles peuvent avoir des problèmes de positionnement ou être ignorées par le MJ. En revanche, je veux avoir accès à un canon esthétique abondant et/ou à des outils pour élaborer un canon esthétique émergent. Je n'ai pas l'intention de lire le livre moi-même, à part les passages portant sur le canon esthétique relatif à mon personnage (le livre consacré à mon peuple...), que le MJ le lise me suffit. J'ai besoin d'être fan de l'univers, et les gammes abondantes ne me rebutent pas. Un livre concis doit citer des sources d'inspiration pour compenser sa concision.
En mode pion, j'ai aussi besoin d'une gamme étoffée pour renouveler les challenges. Quand j'ai fait le tour de mon labyrinthe, j'en veux un plus grand, plus complexes. Je suis friand de gammes étoffées, qui renouvellent les challenges par des scénarios, de nouvelles règles pour faire évoluer le personnage, ou des changements du système de résolution pour faire varier le feeling. Je peux néanmoins me satisfaire de jeux courts, si leurs mécaniques sont suffisamment souples pour introduire une variété, au minimum cosmétique (Abstract Dungeon et Agôn le font avec un système de points d'adversité)
Comment j'analyse mes précédentes lectures à la lumière de cette réflexion (je parle sous le contrôle des personnes citées) :
+ Je pense que Frédéric Sintes, Fabien Hildwein et Vincent Baker ont une préférence pour le mode personnage, et que cela colore leurs recherches théoriques et leurs jeux.
+ Dans le fil sur l'immersion, Globo énumère plusieurs immersions (dans le personnage, dans l'univers, dans le challenge). Dans le sens où l'immersion est une sensation de flow dans l'espace imaginaire, et que le flow est un mix entre plaisir et concentration sur une tâche, je vois l'immersion comme l'expérience optimale d'un des trois modes.
+ Je pense qu'Eugénie, qui vante la participation du joueur à la création d'une fiction mémorable, l'importance du collectif, et l'apport des joueurs inactifs à la création des joueurs actifs, a une préférence pour le mode auteur. J'ai pourtant dit précédemment que sa démarche n'était pas irréconciliable avec le mode personnage, je pense maintenant que concilier ces deux démarches est risqué.
+ Je pense que Romaric a une nette préférence pour le mode personnage. Il écrit des jeux centrés sur ce mode, et il n'apprécie pas les jeux en mode auteur. Je ne crois pas qu'il aime beaucoup le mode pion non plus. Il n'a pas de sympathie pour Sombre car ce jeu est, en l'état de mes analyses, à cheval entre le mode pion (tenter de faire survivre son personnage jusqu'à la fin), à cheval entre le mode auteur (les cartes de personnalité à usage facultatif, la possibilité de choisir entre des désavantages qui ne sont pas tous aussi handicapants l'un que l'autre). Une règle pourrait faire croire qu'il encourage le mode personnage, c'est la règle qui propose de choisir entre la fuite, l'attaque et le fait de prendre les coups à la place de la personne dont est dévouée. Sombre impose à la tablée de faire un choix entre le mode auteur, le mode personnage et le mode pion pour vraiment bien tourner, mais beaucoup de jeux dont le design ne s'appuie pas à fond sur les démarches créatives proposent des outils au moins pour deux modes et imposent à la tablée de faire le tri pour bien fonctionner (avec les joueurs qui justement préfèrent un mode à un autre). A ma table, dans mes scénarios et dans le supplément consacré à Millevaux que j'ai écrit pour Sombre, je pousse toujours les réglages du jeu en mode pion, et j'utilise mes capacités d'arbitre de MJ pour compenser les quelques lacunes de positionnement, toujours pour satisfaire les joueurs en mode pion.
Je pense que le design par mode est une nouvelle étape par rapport au design par démarche créative. Il me permet de voir chaque étape du design d'un jeu sous un angle totalement nouveau, plus englobant. J'ignore encore si concevoir un jeu qui soutient totalement un des trois modes au détriment des deux autres est vertueux. En fait, je ne sais même pas si c'est possible ! Moi-même, j'aime les trois modes à part égale, mais j'ignore si je les aimerais mélangés dans la même partie. En revanche, j'ai le sentiment que les jeux qui soutiennent un seul monde ont une moins bonne durée de vie que les jeux qui soutiennent les trois modes, parce que justement, on a plus vite fait le tour du mode. La possibilité de switcher indéfiniment d'un mode à l'autre augmente la profondeur du jeu. Les jeux les plus axés sur un mode sont parfois des "jeux jetables". J'ignore si c'est une malédiction. Sans doute pas pour les jeux en mode pion, qui s'accomodent d'une gamme pléthorique, ou les jeux en mode auteur, qui s'enrichissent des créations de la table et s'accomodent également d'une gamme pléthorique. C'est peut-être plus problématique pour les jeux en mode personnage. La façon de renouveler le plaisir de jeu pourrait être de renouveler la problématique avec des bouleversements de la problématique, de l'univers de jeu et des mécaniques de résolution : c'est ce que fait Sens Hexalogie, et ça revient presque à changer de jeu à chaque fois.
Je crois qu'il est important pour moi d'avoir ces données à ma connaissance, et m'en servir pour faire mes premiers choix de design. En tout cas, je vais complètement revisiter mes jeux à l'aulne de ce nouveau point de vue. Je crois même être capable d'analyser chaque élément du glossaire à travers cette grille.
Je voulais vous faire part d'une réflexion personnelle, qui, si elle ne s'avère pas un tissu d'âneries à l'usage, pourrait bien révolutionner ma façon de concevoir des jeux.
Cette réflexion part de plusieurs sources :
+ La mise en ligne du glossaire sur les Ateliers Imaginaires, véritable somme théorique. Le fait de tout présenter sur la même page apporte un point de vue d'ensemble que je n'avais jamais eu auparavant.
+ La dispute amicale entamée sur les Ateliers Imaginaires au sujet des différents types d'immersion, des démarches créatives, et aussi au sujet de la façon de jouer son personnage, et de jouer en groupe.
+ Le podcast de la Cellule, livrant une critique polémique du jeu de rôle Sombre, sur lequel j'ai réagi, notamment sur ce fil.
J'ai l'impression que l'ensemble de ces querelles pourraient toutes avoir pour origine un choix différent entre trois postures de jeu : le mode personnage, le mode pion et le mode auteur.
Je vais citer abondamment le glossaire par la suite, comme étant pour moi une référence, par les idées qui y sont développées et les idées d'auteur de La Forge dont elles découlent. Je les tiens pour postulat de départ de mes réflexions, alors que je me démarques des jugements de valeur qui peuvent y être associées. Je vais citer mes sources et donc des définitions données par d'autres, mais je vais aussi livrer dans cet article mes propres définitions, qui convergent sur l'essentiel mais divergent sur des détails. Et le diable est dans les détails. Peut-être que mes propres définitions reviennent à enfoncer des portes ouvertes, où à dire des âneries, mais en tout cas ça me fait avancer.
Mon point de vue de concepteur part du joueur, c'est-à-dire celui qui incarne un personnage, un protagoniste du maelström construit lors de la partie de jeu de rôle.
Ce joueur cherche du plaisir dans cette expérience. Et il a trois moyens d'y accéder : le mode personnage, le mode auteur et le mode pion.
En mode personnage, il s'identifie à son personnage, il lui définit des objectifs et tente de les mener à bien. (Ces objectifs peuvent être autodestructeurs, par exemple si on joue un tueur de trolls qui cherche une mort glorieuse). Il joue essentiellement les décisions de son personnage, il attend que ces décisions aient du sens dans la partie.
En mode auteur, il utilise son personnage pour prendre part au contenu fictionnel malléable. C'est son pinceau dans une peinture à plusieurs mains.
En mode pion, il utilise son personnage comme medium pour faire des expériences dans le monde virtuel, comme un scientifique le ferait avec un rat de laboratoire dans un labyrinthe. Un rat avec des électrodes, de façon à pouvoir guider ses mouvements. J'en profite pour signaler que je suis très rétif à l'expérimentation animale, mais en l'occurence le rat est virtuel.
Pour résumer en trois verbes :
Mode personnage : "Je choisis"
Mode auteur : "Je raconte"
Mode pion : "J'expérimente"
J'ai lu ici et là qu'il fallait distinguer les jeux en mode personnage, auteur ou pion des instants en mode personnage, auteur ou pion. Je tiens ces différences comme rien d'autre que des différences d'échelle. A mon sens, un jeu en mode personnage est un jeu qui encourage des parties avec une proportion maximale d'instants en mode personnage, ou tout du moins avec les instants les plus décisifs en mode personnage.
Je suppose que beaucoup de jeux ne soutiennent pas activement un mode par rapport à un autre, dans le sens où leurs concepteurs n'ont pas voulu faire de choix, ou n'ont pas pris conscience de la possibilité de ce choix.
Je suppose que je veux concevoir des jeux pour des joueurs qui ont une préférence nette entre l'un de ces trois modes. Je suppose que pour eux, un mélange des trois modes n'est pas une façon vertueuse de jouer, car elle introduit trop de confusions.
Si je designe un jeu à partir d'un des trois modes en particulier, ceci va influer sur plusieurs facteurs. J'en retiens quatre : le positionnement, le partage des responsabilités, la démarche créative et la distribution de l'information.
Positionnement :
Si je suis en mode personnage, je cherche une stratégie efficace pour défendre les objectifs de mon personnage. J'ai besoin que mes décisions aient un impact dans la fiction, que cet impact soit mesurable et que les causes produisent les mêmes effets. Autrement dit, j'ai besoin d'un positionnement fort : la causalité fiction entre mécanique (dans les quatre sens possibles) doit être la plus complète possible. Je ne peux pas me fier au MJ pour décider quel impact ont mes choix, je préfère que ce soit une mécanique qui le fasse. Le rôle du MJ est d'incarner l'adversité et les choix de l'adversité. J'ai également besoin de bien connaître ces mécaniques, pour pouvoir élaborer mes stratégies. Le jeu commence seulement à être pertinent quand j'ai eu accès à toutes les règles.
Si je suis en mode auteur, je me moque que les décisions du personnage aient des conséquences prédictibles. Ce qui compte, c'est de pouvoir utiliser les informations qu'on me donne, de raconter des choses sur mon personnage en relation avec ces informations. Mon plaisir vient de ce que les autres joueurs acceptent ce que je dis comme faisant partie de la fiction, et le reprennent à leur compte, et faire la même chose en retour.
Si je suis en mode pion, je veux comprendre comment le monde fonctionne en faisant des expériences. Je préfère pour cela évoluer dans un monde où les mêmes causes produisent les mêmes effet, autrement dit il me faut un positionnement fort. Pas forcément aussi fort que pour le mode personnage, ceci dit. Découvrir une lacune de positionnement ne me dérange pas si elle est répétible, je pourrai m'en accomoder puisque je fais des choix de joueur et non des choix de personnage. En cas de positionnement faible, j'ai besoin que le MJ ait de bonnes qualité d'arbitre pour compenser. Je ne veux pas connaître toutes les règles à l'avance. L'intérêt, c'est découvrir les règles en jouant.
Autorité et narration :
En mode personnage, c'est important que je puisse avoir le dernier mot sur les décisions de mon personnage. Si on me donne des responsabilités qui en débordent trop, cela contrarie mon jeu. Je veux bien avoir le droit de dire "je monte à l'étage" sans que le MJ ait parlé d'un étage si c'est une description purement préalable à une décision du personnage, et que je ne veux pas perdre de temps à poser des questions au MJ. Je veux bien avoir le droit de décrire ma maison et mes habits si cela peut refléter les choix de mon personnage. Je suis disposé à jouer un prétiré ou partir d'une contrainte stricte (vous jouez tous des membre de la résistance, vous êtes tous des elfes...) du moment qu'ensuite, mes choix sont libres. En fait, je préfère toute méthode de création de personnage qui ne me demande rien d'autres choses que de définir mes objectifs ou de bâtir les moyens de les soutenir. Le MJ ou les autres joueurs ne peuvent m'imposer des choix qu'en remportant un défi contre moi par l'entremise des règles (à condition que le positionnement soit fort, sans quoi je contesterai la légitimité de ces règles), et si possible d'une façon justifiée par la fiction (perte de santé mentale, jet de diplomatie...). Enfin, on peut se passer de MJ si les autres joueurs incarnent l'adversité.
En mode auteur, je veux avoir un espace de narration large. Décrire l'apparence, le comportement, les contacts, les décors, le peuple de mon personnage enrichissent mon plaisir d'auteur. J'apprécie les règles qui font un enjeu de la narration et de l'autorité : avoir le droit de décrire quelque chose, ou le dernier mot sur quelque chose, fait partie d'une récompense du jeu, mais ce n'est un enjeu obligatoire. Mais c'est aussi pour ça que ça ne me choque pas qu'un autre joueur ait le dernier mot sur une décision de mon personnage, s'il en a gagné le droit ou si son apport enrichit mon expérience esthétique. En mode auteur, le collectif est important : je veux qu'on m'impose de tenir compte de ce qui a été dit avant, et je veux que les autres tiennent compte de ce que j'ai dit. Je ne vois pas le Mj comme un adversaire, mais comme un co-créateur.
En mode pion, j'ai besoin d'un espace de narration assez serré (je joue le rat, pas le labyrinthe, je joue l'enquêteur, pas l'enquête), même si je peux apprécier de gagner des espaces de narration supplémentaire de temps à autre, à condition de devoir payer quelque chose pour l'obtenir, et que ça m'ouvre des champs d'expérimentation nouveaux (points de destin à Warhammer).
Démarches créatives :
Je vais aller assez loin en disant que les modes peuvent être confondus avec les démarches créatives, et en ajoutant que cette façon de voir les choses pourrait chambouler la façon dont on analyse certains jeux. De la façon dont je les ai formulés, je ne leur trouve pas de différence, hormis celle du point de vue : les modes étudient uniquement le point de vue du joueur, les agendas créatifs étudient le point de vue de toute la tablée, MJ compris. Mais à chaque mode correspond une seule démarche créative. Ou plutôt, chaque démarche créative renforce un mode, en magnifie l'expérience.
L'agenda créatif narrativiste soutient le mode personnage. Si le jeu ne dit pas ce qui est bien ou ce qui est mal dans le monde, s'il me propose des dilemmes moraux, il me propose ni plus ni moins que de faire des choix (mode personnage = je choisis), mais surtout il me propose des choix vraiment intéressants.
L'agenda créatif simulationniste soutient le mode auteur. Le jeu me fournit un canon esthétique ou les clés pour en créer un, autrement dit, il me donne l'opportunité de raconter (mode auteur = je raconter), mais surtout il me propose de raconter des choses vraiment intéressantes.
L'agenda créatif ludiste soutient le mode pion. Le jeu me fournit une arène (donjon, théâtre d'une enquête...) et des défis pour mettre à l'épreuve les qualités de mon personnage, mais aussi mes qualités de joueur. Il me propose d'expérimenter des choses (mode pion = j'expérimente) en me fournissant une arène, un labyrinthe pour mon rat, mais surtout il me propose de rendre l'expérience intéressante, en offrant des défis de difficulté croissante, où je pourrai progresser par essai/erreur, exactement comme un scientifique ou un joueur de jeux de stratégie.
Je suppose qu'on peut tenter des croisements différents entre modes et agendas créatifs, mais je pressens que les croisements que je propose ici sont les plus efficaces.
J'en viens à la conclusion que je me suis mépris sur les agendas créatifs (ce sera ni la première ni la dernière fois). Si ce modèle confirme que Prosopopée est un jeu simulationniste (on joue en mode auteur, puisque les enjeux sont déconnectés du personnage), j'affirme que Sens n'est pas un jeu simulationniste mais narrativiste. En tout cas, il est en mode personnage : ce qui compte dans le jeu, c'est de savoir si son personnage restera ou non dans la résistance malgré les frustrations (certaines décisions n'influent pas l'histoire, mais c'est défini avec un positionnement parfait, dans le sens où des évènements sont inéluctables dans Sens) et l'adversité qu'il pourra rencontrer, les traîtres dans son propre camp, et les personnes aux opinions séduisantes dans l'autre camp. J'ai lu et pensé souvent que Sens était un jeu simulationniste, avec l'exploration de l'Ombre Monde, le look des repsiloïdes, les combats chorégraphiés comme dans Saint-Seiya. Mais ces aspects sont purement secondaires face à la vraie problématique de ce jeu, qui est de trouver un sens à l'existence des personnages, et de faire des choix moraux concernant leur appartenance à la résistance. Je pensais également avoir designé Inflorenza comme un jeu narrativiste, mais la prédominance du mode auteur sur plusieurs aspects (les thèmes, notamment) pourrait bien en faire un jeu simulationniste, ou du moins un jeu qui aurait le cul entre deux chaises. J'ai aussi cru qu'Arbre était simulationniste (importance des descriptions, économie non fiable), mais plus le jeu évolue vers une expérience de la souffrance, plus je pense que je dois le réécrire vers une voie narrativiste (en recréant une économie fiable).
Je vais aller encore plus loin en disant que Monostatos... est un jeu narrativiste et non ludiste ! Tout l'enjeu de Monostatos est de savoir si on va rester ou quitter la résistance, l'univers est baigné de relativimisme moral, garder le contrôle sur l'image de son personnage fait partie des précautions du jeu, et la problématique est annoncée d'emblée par le jeu.
Distribution de l'information :
En mode personnage, j'ai besoin d'une économie fiable. Le MJ ne doit pas trancher sur l'impact qu'ont mes décisions, c'est le boulot des règles. Le MJ doit se concentrer sur l'incarnation et les décisions de l'adversité. J'ai besoin que ce soit une garantie, et pour cela, le MJ doit avoir accès à des régles faciles à comprendre. Le média idéal, c'est un livre unique qui se suffit à lui-même. Il doit être ouvert à la connaissance des joueurs, au moins pour ce qui est des mécaniques de résolution, du partage des responsabilités et de la création de personnage. En outre, le livre doit avoir une problématique.
En mode auteur, je me moque d'avoir une économie fiable : les règles peuvent avoir des problèmes de positionnement ou être ignorées par le MJ. En revanche, je veux avoir accès à un canon esthétique abondant et/ou à des outils pour élaborer un canon esthétique émergent. Je n'ai pas l'intention de lire le livre moi-même, à part les passages portant sur le canon esthétique relatif à mon personnage (le livre consacré à mon peuple...), que le MJ le lise me suffit. J'ai besoin d'être fan de l'univers, et les gammes abondantes ne me rebutent pas. Un livre concis doit citer des sources d'inspiration pour compenser sa concision.
En mode pion, j'ai aussi besoin d'une gamme étoffée pour renouveler les challenges. Quand j'ai fait le tour de mon labyrinthe, j'en veux un plus grand, plus complexes. Je suis friand de gammes étoffées, qui renouvellent les challenges par des scénarios, de nouvelles règles pour faire évoluer le personnage, ou des changements du système de résolution pour faire varier le feeling. Je peux néanmoins me satisfaire de jeux courts, si leurs mécaniques sont suffisamment souples pour introduire une variété, au minimum cosmétique (Abstract Dungeon et Agôn le font avec un système de points d'adversité)
Comment j'analyse mes précédentes lectures à la lumière de cette réflexion (je parle sous le contrôle des personnes citées) :
+ Je pense que Frédéric Sintes, Fabien Hildwein et Vincent Baker ont une préférence pour le mode personnage, et que cela colore leurs recherches théoriques et leurs jeux.
+ Dans le fil sur l'immersion, Globo énumère plusieurs immersions (dans le personnage, dans l'univers, dans le challenge). Dans le sens où l'immersion est une sensation de flow dans l'espace imaginaire, et que le flow est un mix entre plaisir et concentration sur une tâche, je vois l'immersion comme l'expérience optimale d'un des trois modes.
+ Je pense qu'Eugénie, qui vante la participation du joueur à la création d'une fiction mémorable, l'importance du collectif, et l'apport des joueurs inactifs à la création des joueurs actifs, a une préférence pour le mode auteur. J'ai pourtant dit précédemment que sa démarche n'était pas irréconciliable avec le mode personnage, je pense maintenant que concilier ces deux démarches est risqué.
+ Je pense que Romaric a une nette préférence pour le mode personnage. Il écrit des jeux centrés sur ce mode, et il n'apprécie pas les jeux en mode auteur. Je ne crois pas qu'il aime beaucoup le mode pion non plus. Il n'a pas de sympathie pour Sombre car ce jeu est, en l'état de mes analyses, à cheval entre le mode pion (tenter de faire survivre son personnage jusqu'à la fin), à cheval entre le mode auteur (les cartes de personnalité à usage facultatif, la possibilité de choisir entre des désavantages qui ne sont pas tous aussi handicapants l'un que l'autre). Une règle pourrait faire croire qu'il encourage le mode personnage, c'est la règle qui propose de choisir entre la fuite, l'attaque et le fait de prendre les coups à la place de la personne dont est dévouée. Sombre impose à la tablée de faire un choix entre le mode auteur, le mode personnage et le mode pion pour vraiment bien tourner, mais beaucoup de jeux dont le design ne s'appuie pas à fond sur les démarches créatives proposent des outils au moins pour deux modes et imposent à la tablée de faire le tri pour bien fonctionner (avec les joueurs qui justement préfèrent un mode à un autre). A ma table, dans mes scénarios et dans le supplément consacré à Millevaux que j'ai écrit pour Sombre, je pousse toujours les réglages du jeu en mode pion, et j'utilise mes capacités d'arbitre de MJ pour compenser les quelques lacunes de positionnement, toujours pour satisfaire les joueurs en mode pion.
Je pense que le design par mode est une nouvelle étape par rapport au design par démarche créative. Il me permet de voir chaque étape du design d'un jeu sous un angle totalement nouveau, plus englobant. J'ignore encore si concevoir un jeu qui soutient totalement un des trois modes au détriment des deux autres est vertueux. En fait, je ne sais même pas si c'est possible ! Moi-même, j'aime les trois modes à part égale, mais j'ignore si je les aimerais mélangés dans la même partie. En revanche, j'ai le sentiment que les jeux qui soutiennent un seul monde ont une moins bonne durée de vie que les jeux qui soutiennent les trois modes, parce que justement, on a plus vite fait le tour du mode. La possibilité de switcher indéfiniment d'un mode à l'autre augmente la profondeur du jeu. Les jeux les plus axés sur un mode sont parfois des "jeux jetables". J'ignore si c'est une malédiction. Sans doute pas pour les jeux en mode pion, qui s'accomodent d'une gamme pléthorique, ou les jeux en mode auteur, qui s'enrichissent des créations de la table et s'accomodent également d'une gamme pléthorique. C'est peut-être plus problématique pour les jeux en mode personnage. La façon de renouveler le plaisir de jeu pourrait être de renouveler la problématique avec des bouleversements de la problématique, de l'univers de jeu et des mécaniques de résolution : c'est ce que fait Sens Hexalogie, et ça revient presque à changer de jeu à chaque fois.
Je crois qu'il est important pour moi d'avoir ces données à ma connaissance, et m'en servir pour faire mes premiers choix de design. En tout cas, je vais complètement revisiter mes jeux à l'aulne de ce nouveau point de vue. Je crois même être capable d'analyser chaque élément du glossaire à travers cette grille.