[It Was A Mutual Decision] Edouard et Gemma

Le week-end dernier à l'occasion d'une rencontre rôliste, nous avons testé It Was A Mutual Decision de Ron Edwards, dans lequel on joue un couple hétérosexuel qui se sépare, chacun des membres pouvant se transformer en terrible rat-garou (oui).
Pour donner un peu de contexte, le jeu a été écrit à l'origine en 2005 pour accompagner les Ronnies, un « concours » de création de jeux de rôle sous la contrainte d'une durée limitée (24h à quelques jours) à partir de quelques termes (le principe depuis a essaimé largement chez nous avec le Game Chef); les termes qui ont inspiré ce jeu sont « girlfriend » et « rat ». Comme Ron Edwards était également l'organisateur et un des juges de l'événement, son jeu n'était pas en lice mais accompagnait les autres.
Ce jeu est aussi une réponse un peu trash à Breaking the Ice d'Emily Care Boss, dans lequel on joue les trois premiers rendez-vous d'un couple qui se forme, traduit en France par la Boîte à Heuhh (site originel, fiche du GRoG, podcast de la Cellule, rapports de partie). Si Breaking the Ice jette un regard tendre sur le couple, It Was A Mutual Decision en a une approche beaucoup plus amère, voire critique, remettant en cause ses normes et ses codes (je reviendrai à cette question).
Une dernière particularité saillante de It Was A Mutual Decision, c'est que le jeu demande aux joueurs de jouer la femme du couple, et aux joueuses de jouer l'homme du couple. Gardez ça à l'esprit.
La partie
Mise en place
Nous avons donc joué samedi soir dernier, de 20h à minuit. Nous étions 6: Chloé, Maud, Cécile, Vivien, Maxime et moi.
Précision: nous avons joué dans une grande avec une table de Les Cordes Sensibles à proximité. Je pensais que l'aspect intimiste nous permettrait de partager la même pièce, mais notre niveau sonore a finalement explosé et pour ne pas déranger nos voisins, nous avons dû déménager vers une petite pièce beaucoup moins confortable où le son résonnait, ce qui a sans doute diminué notre plaisir de jeu.
J'avais poussé pour avoir à peu près autant de joueuses que de joueurs (il y avait de nombreux volontaires des deux sexes) et chaque groupe s'était placé d'un côté de la table, avec la feuille entre nous. Le jeu n'impose pas ces deux contraintes, mais il suggère tout de même fortement la seconde (la feuille de personnage est la même pour les deux personnages et se place entre les deux groupes, chacun écrivant sur son côté).
La création de personnage est rapide: on donne un nom, un style et un réseau de relations à chacun des personnages.
Chloé, Maud et Cécile jouaient Edouard, un prof de philo peinard et amateur de musique.
Vivien, Maxime et moi jouions Gemma, une métalleuse jouant dans un groupe de musique.
On doit raconter comment nos personnages se sont rencontrés et pourquoi ils sont ensemble (d'après leurs familles et leurs amis). Le jeu invite à ce que ce soit « mielleux et à l'authenticité douteuse ». Nos personnages se sont rencontrés lors d'un concert du groupe de Gemma. Leurs regards se sont croisés au milieu de la foule et ils se sont immédiatement plu. Selon leur entourage, ils sont ensemble parce qu'il lui apporte de la stabilité et elle lui apporte de la liberté fougueuse.
Chaque personnage a trois caractéristiques: Dépendant, Borné et Confiance (je ne peux pas détailler leur fonctionnement, mais les deux premières caractéristiques servent à agir, la troisième est une jauge qui booste les deux précédentes). Elles sont déterminées en lançant des dés (à six faces) successivement jusqu'à ce que les chiffres 1, 2, 3, 4, 5 et 6 soient répartis dans les caractéristiques des deux personnages.
C'est entièrement aléatoire et donc la situation que nous avons eue était due à la chance: Gemma avait Dépendant 4, Borné 5 et Confiance 6, tandis qu'Edouard avait Dépendant 2, Borné 1 et Confiance 3. Gemma était donc nettement avantagée; dans beaucoup de jeux de rôle (comme Dogs in the Vineyard) un personnage plus puissant que les autres n'est pas un problème, mais là... on verra que ça a aussi influencé sur la partie. D'après l'auteur non plus ça ne devrait pas poser de problème.
Déroulement et construction de la fiction
Le jeu se déroule scène par scène, racontées ensemble par les deux groupes.
Il y a trois grandes phases: d'abord la phase Avant où les scènes sont des disputes entre les deux personnages, puis la phase Pendant (qui en fait se joue juste avant la rupture) où les scènes mettent en avant une tentation pour un des deux personnages (le groupe du personnage absent joue la tentation), puis la phase Après (juste après la rupture) où les personnages sont forcés de se revoir (socialement par exemple) et l'enjeu est de savoir si aucun, un seul ou les deux s'humilient devant l'autre et comment, càd est-ce que les liens sont vraiment rompus. Dans cette phase, le rat-garou peut pleinement se manifester et un des personnages peut mourir ou être mutilé. La partie prend fin lorsque durant une scène aucun d'entre eux ne s'est humilié.
On joue la scène sans règle très précise, simplement à l'aide des directions données par la description de chaque phase. On fait appel aux dés pour résoudre la scène: chaque groupe choisit laquelle de ses deux caractéristiques il utilise, choisit s'il utilise de sa jauge de Confiance et peut encore se renforcer en utilisant des dés noirs. Il y a quatre dés noirs au centre de la table, le groupe qui a la caractéristique la plus faible dans la scène peut prendre des dés noirs en premier, puis l'autre groupe, puis à nouveau le premier groupe, etc. Si à un moment il n'y a plus de dés à prendre ou si un des groupes refuse d'en prendre, l'« enchère » aux dés noirs prend fin. Prendre un dé noir oblige à intégrer le mot ou le symbole du rat dans la scène (Maxime s'est fait plaisir à l'aide de nombreux jeux de mots à base de « rat »), prendre deux dés noirs oblige à intégrer le rat comme animal dans la scène, prendre trois ou quatre dés noirs oblige à laisser entendre que son personnage pourrait être un rat-garou. Sur le long-terme, prendre des dés noirs c'est corrompre son personnage et courir le risque de le voir se transformer en rat-garou.
Chaque groupe lance ses dés. Celui qui fait la plus haute somme aux dés gagne l'enjeu.
Fiction créée
Nous commençons par la phase Avant.
Dans la première scène, Gemma reçoit un coup de téléphone: son groupe est pris en tournée pour 6 mois. Edouard fait la gueule (ils devaient partir au Brésil ensemble!) mais (le groupe de Gemma gagne) il finit par l'accepter.
Dans la deuxième scène, Gemma et Edouard se téléphonent. Il a acheté un rat pour lutter contre la solitude, ils se disputent pour savoir quand elle va revenir le voir, mais sont interrompus (égalité au jet de dés).
Dans la troisième scène, Edouard vient rendre visite à Gemma. C'est son anniversaire à lui mais il a accepté de venir la voir. Ils vont au restaurant; il y a des rats dans les coins. Elle lui offre une bague de fiançailles mais (le groupe d'Edouard gagne) Edouard refuse de s'engager.
Dans la quatrième scène, Gemma et Edouard se retrouvent dans leur lit après son retour de tournée. Ils font l'amour sans protection et Gemma annonce à Edouard qu'elle ne prend pas la pilule. Elle aimerait tomber enceinte d'Edouard. Conflit pour savoir si, s'il y avait bébé, ils le garderaient. Gemma l'emporte (mais elle ne tombe pas enceinte).
Nous continuons par la phase Pendant.
Edouard donne un petit concert dans un bar. Une de ses ex le recroise. Il a un peu bu, elle est très belle. Elle s'excuse pour ce qu'elle a fait, elle veut le quitter proprement. Finalement (le groupe de Gemma l'emporte), ils s'embrassent par erreur, mais mettent un moment à se séparer.
Gemma va voir ses parents. Ils n'aiment pas Edouard qu'ils trouvent trop pincé et intello. L'enjeu serait qu'elle dise du mal de lui. Elle s'y refuse (le groupe de Gemma l'emporte).
Edouard reçoit une proposition pour se produire dans un cabaret berlinois. Il accepte (le groupe de Gemma l'emporte).
Gemma est emmenée dans une soirée par une amie de son groupe. Elle comprend qu'il s'agit d'une soirée échangiste en cours de route. Finalement, elle décide qu'elle a aussi le droit à de la tendresse et part avec un homme qui lui plaît (le groupe d'Edouard l'emporte).
Nous entrons dans la phase Après.
A ce stade, le groupe d'Edouard a dû utiliser fréquemment (mais pas massivement) des dés noirs pour l'emporter. Il est établi qu'il est un rat-garou.
Nous ne jouons qu'une seule scène. Les deux personnages se partagent les affaires de l'appartement. Gemma retrouve la bague de fiançailles et en parle à Edouard. S'humilier, pour elle, serait de pleurer devant lui. S'humilier, pour lui, serait de la traiter avec mépris et de jeter la bague (et symboliquement de négliger les sentiments). Les dés font qu'aucun d'entre nous ne s'humilie et la partie prend fin ici.
Discussion du jeu
Je crois qu'on a été unanimes pour dire que l'expérience n'a pas été très bonne, pour de multiples raisons que je vais essayer de décrire ici. Vivien disait avec justesse que les scènes les plus intéressantes étaient celles du début de la partie, lorsque les deux personnages s'engueulent, ce qui donnait lieu à des échanges forts. Durant la deuxième phase, les scènes semblaient un peu raides, artificielles et peu intéressantes: un personnage est tenté et résiste ou pas - et puis voilà, pas de justification, pas de positionnement fin du personnage, etc. La troisième phase aurait pu être intéressante, mais elle s'est arrêtée trop vite et on commençait à en avoir plein les bottes, dommage.
La répartition de la parole
La première difficulté du jeu est la répartition de la parole dans chaque groupe. Qui a l'autorité pour parler du personnage du groupe ? Ça a mené à deux effets pénibles.
D'une part, c'était un peu la cacophonie. Même en essayant de respecter ce que disaient les autres membres du groupe, chaque personnage avait l'air de faire des sautes d'humeur bizarres, voire de se contredire. Chacun d'entre nous n'avait pas la même emprise sur le personnage commun, selon son degré de créativité et de capacité à s'imposer.
D'autre part, il y avait certaines scènes où un joueur prenait le contrôle du personnage parce qu'il avait une idée claire de ce qu'il voulait faire, mais je dois dire que je n'arrivais pas toujours à assumer ce que le personnage avait fait, je me sentais un peu dépossédé. La scène de sexe, notamment, menée principalement par Maxime dans le groupe de Gemma, me faisait être nettement moins fan de mon propre personnage.
Des règles, des règles, des règles !
Les règles de It Was A Mutual Decision sont difficiles à comprendre et à maîtriser. Il y a un cadre général que je vous ai précisé ci-dessus, mais il est plein de petites exceptions et de changements phase par phase, qui faisaient que je me replongeais régulièrement dans les règles pour être sûr de ne pas en manquer une importante (et pourtant j'avais déjà lu trois fois les règles depuis les 4 ans que je possède ce jeu !).
Elles sont souvent aussi difficiles à retrouver dans des blocs de texte pas toujours facile à manier.
Vivien trouvait que le style de Ron Edwards posait problème; je ne partage pas l'analyse, j'avais l'impression que son style est clair (mais Vivien est bien meilleur anglophone que moi) et que le problème était plus dans la présentation des règles et dans leur prolifération.
Par ailleurs, je dois dire que je ne comprenais pas le sens des règles. Je ne comprenais pas ce que signifiaient les différents choix et comment ils devaient avoir un vrai impact sur la fiction (autre que « vous devez raconter tel ou tel truc[g]), je ne comprends pas quels comportements elles devaient émuler chez nous et de quelles libertés nous disposions.
Je pouvais tout à fait appliquer les règles (encore que, plusieurs éléments ont demandé une grosse interprétation de ma part) mais je ne comprenais pas où elles nous emmenaient. Elles ne faisaient pas système.
Par exemple, la répartition exceptionnelle des caractéristiques a poussé le groupe d'Edouard à piocher dans les dés noirs pour se défendre, et donc l'a transformé en rat-garou. Mais en quoi était-ce un symbole de la situation ? Edouard ne m'a pas semblé plus méchant ou plus vicieux ou plus à plaindre que Gemma. Pourquoi fallait-il qu'il se transforme en rat-garou ?
Pour qui plaide-t-on ?
Avec le recul, je ne sais pas pour qui on est censé plaider dans ce jeu, et je ne crois pas que ce soit pour son personnage.
Déjà, comme je l'ai dit, le fait d'être plusieurs à contrôler le même personnage détruit le sentiment d'appartenance. On ne s'en sent plus responsable, au double sens de [g]devoir y faire attention » et de
De même, je ne comprends pas pourquoi dans la deuxième phase le groupe dont le personnage est absent doit jouer la tentation et pousser l'autre à l'erreur. Si on plaidait pour son personnage on essaierait de garder l'autre dans la relation, en montrant combien notre personnage est cool et sympa. Mais ici on essaie de montrer combien l'autre est un salaud et soi-même un ange.
De manière générale, j'ai l'impression qu'on veut nous faire construire une histoire mais sans savoir quels sont les choix importants, quels sont les enjeux (est-ce de ne pas être un salaud ? est-ce de souffrir le moins possible ?). Donc déception supplémentaire.
Et pourtant...
Et pourtant, It Was A Mutual Decision est vraiment sous-tendu par une réflexion et un propos fort sur le couple. Chloé a dit, de mémoire, que quand on quitte quelqu'un, il y a forcément un moment où on le voit comme un monstre, pour parvenir à s'en éloigner, avant de revenir sur son jugement et de faire sa propre autocritique. J'ai trouvé cette phrase formidable.
J'ai aussi mentionné qu'il peut être lu comme une critique de l'hétéronormativité (faire jouer une femme par un groupe d'hommes ou un homme par un groupe de femmes participe à la réflexion sur le genre) ou de l'importance excessive donnée à la romance et à la vie de couple (finalement, ne vaut-il pas mieux être seul que mal accompagné ?). Le rat-garou pourrait aussi être une métaphore de la violence conjugale, même si ici ça ne s'est pas vu.
Bref, il y a là un symbole très puissant, qui ne demande qu'un bon Système pour qu'on en explore la force.
Les textes à la fin du livre et les quelques sous-entendus sont particulièrement intéressants et montre que l'auteur a eu une réflexion aboutie sur le sujet.
Conclusion
It Was A Mutual Decision, pour autant que j'ai pu en juger, me semble être un jeu parti avec une idée formidable, mais dont la réalisation n'est pas assez aboutie. Les règles manquent de cohérence profonde et certains points centraux (comme la répartition de la parole au sein d'un groupe) ne sont pas suffisamment construits. C'est vraiment dommage. Avec Breaking the Ice, ils auraient pu faire un couple de jeux intéressants sur les relations amoureuses et romantiques, l'un optimiste et l'autre pessimiste, se répondant de deux positions opposées mais complémentaires.
Pour autant, je trouve sa lecture intéressante. Il y a un vrai propos, même s'il est mal concrétisé, et je pense que ça intéressera toute personne souhaitant créer un jeu sur la romance. Une fois n'est pas coutume, je recommande plus de lire que de jouer à ce jeu, d'autant que le PDF ne coûte que 5$.
Je pense aussi que ce propos pourrait être bien abordé dans un jeu comme Les Cordes Sensibles de Frédéric Sintes, pourvu qu'on se mette d'accord sur quelques éléments: on joue à deux, la situation de départ est celle d'un couple qui se sépare, on intègre dans chaque scène le symbole du rat, et l'acte irréparable est la transformation en rat-garou.
J'invite évidemment mes partenaires de jeu à s'exprimer et à donner leur vision de la situation.
Pour donner un peu de contexte, le jeu a été écrit à l'origine en 2005 pour accompagner les Ronnies, un « concours » de création de jeux de rôle sous la contrainte d'une durée limitée (24h à quelques jours) à partir de quelques termes (le principe depuis a essaimé largement chez nous avec le Game Chef); les termes qui ont inspiré ce jeu sont « girlfriend » et « rat ». Comme Ron Edwards était également l'organisateur et un des juges de l'événement, son jeu n'était pas en lice mais accompagnait les autres.
Ce jeu est aussi une réponse un peu trash à Breaking the Ice d'Emily Care Boss, dans lequel on joue les trois premiers rendez-vous d'un couple qui se forme, traduit en France par la Boîte à Heuhh (site originel, fiche du GRoG, podcast de la Cellule, rapports de partie). Si Breaking the Ice jette un regard tendre sur le couple, It Was A Mutual Decision en a une approche beaucoup plus amère, voire critique, remettant en cause ses normes et ses codes (je reviendrai à cette question).
Une dernière particularité saillante de It Was A Mutual Decision, c'est que le jeu demande aux joueurs de jouer la femme du couple, et aux joueuses de jouer l'homme du couple. Gardez ça à l'esprit.
La partie
Mise en place
Nous avons donc joué samedi soir dernier, de 20h à minuit. Nous étions 6: Chloé, Maud, Cécile, Vivien, Maxime et moi.
Précision: nous avons joué dans une grande avec une table de Les Cordes Sensibles à proximité. Je pensais que l'aspect intimiste nous permettrait de partager la même pièce, mais notre niveau sonore a finalement explosé et pour ne pas déranger nos voisins, nous avons dû déménager vers une petite pièce beaucoup moins confortable où le son résonnait, ce qui a sans doute diminué notre plaisir de jeu.
J'avais poussé pour avoir à peu près autant de joueuses que de joueurs (il y avait de nombreux volontaires des deux sexes) et chaque groupe s'était placé d'un côté de la table, avec la feuille entre nous. Le jeu n'impose pas ces deux contraintes, mais il suggère tout de même fortement la seconde (la feuille de personnage est la même pour les deux personnages et se place entre les deux groupes, chacun écrivant sur son côté).
La création de personnage est rapide: on donne un nom, un style et un réseau de relations à chacun des personnages.
Chloé, Maud et Cécile jouaient Edouard, un prof de philo peinard et amateur de musique.
Vivien, Maxime et moi jouions Gemma, une métalleuse jouant dans un groupe de musique.
On doit raconter comment nos personnages se sont rencontrés et pourquoi ils sont ensemble (d'après leurs familles et leurs amis). Le jeu invite à ce que ce soit « mielleux et à l'authenticité douteuse ». Nos personnages se sont rencontrés lors d'un concert du groupe de Gemma. Leurs regards se sont croisés au milieu de la foule et ils se sont immédiatement plu. Selon leur entourage, ils sont ensemble parce qu'il lui apporte de la stabilité et elle lui apporte de la liberté fougueuse.
Chaque personnage a trois caractéristiques: Dépendant, Borné et Confiance (je ne peux pas détailler leur fonctionnement, mais les deux premières caractéristiques servent à agir, la troisième est une jauge qui booste les deux précédentes). Elles sont déterminées en lançant des dés (à six faces) successivement jusqu'à ce que les chiffres 1, 2, 3, 4, 5 et 6 soient répartis dans les caractéristiques des deux personnages.
C'est entièrement aléatoire et donc la situation que nous avons eue était due à la chance: Gemma avait Dépendant 4, Borné 5 et Confiance 6, tandis qu'Edouard avait Dépendant 2, Borné 1 et Confiance 3. Gemma était donc nettement avantagée; dans beaucoup de jeux de rôle (comme Dogs in the Vineyard) un personnage plus puissant que les autres n'est pas un problème, mais là... on verra que ça a aussi influencé sur la partie. D'après l'auteur non plus ça ne devrait pas poser de problème.
Déroulement et construction de la fiction
Le jeu se déroule scène par scène, racontées ensemble par les deux groupes.
Il y a trois grandes phases: d'abord la phase Avant où les scènes sont des disputes entre les deux personnages, puis la phase Pendant (qui en fait se joue juste avant la rupture) où les scènes mettent en avant une tentation pour un des deux personnages (le groupe du personnage absent joue la tentation), puis la phase Après (juste après la rupture) où les personnages sont forcés de se revoir (socialement par exemple) et l'enjeu est de savoir si aucun, un seul ou les deux s'humilient devant l'autre et comment, càd est-ce que les liens sont vraiment rompus. Dans cette phase, le rat-garou peut pleinement se manifester et un des personnages peut mourir ou être mutilé. La partie prend fin lorsque durant une scène aucun d'entre eux ne s'est humilié.
On joue la scène sans règle très précise, simplement à l'aide des directions données par la description de chaque phase. On fait appel aux dés pour résoudre la scène: chaque groupe choisit laquelle de ses deux caractéristiques il utilise, choisit s'il utilise de sa jauge de Confiance et peut encore se renforcer en utilisant des dés noirs. Il y a quatre dés noirs au centre de la table, le groupe qui a la caractéristique la plus faible dans la scène peut prendre des dés noirs en premier, puis l'autre groupe, puis à nouveau le premier groupe, etc. Si à un moment il n'y a plus de dés à prendre ou si un des groupes refuse d'en prendre, l'« enchère » aux dés noirs prend fin. Prendre un dé noir oblige à intégrer le mot ou le symbole du rat dans la scène (Maxime s'est fait plaisir à l'aide de nombreux jeux de mots à base de « rat »), prendre deux dés noirs oblige à intégrer le rat comme animal dans la scène, prendre trois ou quatre dés noirs oblige à laisser entendre que son personnage pourrait être un rat-garou. Sur le long-terme, prendre des dés noirs c'est corrompre son personnage et courir le risque de le voir se transformer en rat-garou.
Chaque groupe lance ses dés. Celui qui fait la plus haute somme aux dés gagne l'enjeu.
Fiction créée
Nous commençons par la phase Avant.
Dans la première scène, Gemma reçoit un coup de téléphone: son groupe est pris en tournée pour 6 mois. Edouard fait la gueule (ils devaient partir au Brésil ensemble!) mais (le groupe de Gemma gagne) il finit par l'accepter.
Dans la deuxième scène, Gemma et Edouard se téléphonent. Il a acheté un rat pour lutter contre la solitude, ils se disputent pour savoir quand elle va revenir le voir, mais sont interrompus (égalité au jet de dés).
Dans la troisième scène, Edouard vient rendre visite à Gemma. C'est son anniversaire à lui mais il a accepté de venir la voir. Ils vont au restaurant; il y a des rats dans les coins. Elle lui offre une bague de fiançailles mais (le groupe d'Edouard gagne) Edouard refuse de s'engager.
Dans la quatrième scène, Gemma et Edouard se retrouvent dans leur lit après son retour de tournée. Ils font l'amour sans protection et Gemma annonce à Edouard qu'elle ne prend pas la pilule. Elle aimerait tomber enceinte d'Edouard. Conflit pour savoir si, s'il y avait bébé, ils le garderaient. Gemma l'emporte (mais elle ne tombe pas enceinte).
Nous continuons par la phase Pendant.
Edouard donne un petit concert dans un bar. Une de ses ex le recroise. Il a un peu bu, elle est très belle. Elle s'excuse pour ce qu'elle a fait, elle veut le quitter proprement. Finalement (le groupe de Gemma l'emporte), ils s'embrassent par erreur, mais mettent un moment à se séparer.
Gemma va voir ses parents. Ils n'aiment pas Edouard qu'ils trouvent trop pincé et intello. L'enjeu serait qu'elle dise du mal de lui. Elle s'y refuse (le groupe de Gemma l'emporte).
Edouard reçoit une proposition pour se produire dans un cabaret berlinois. Il accepte (le groupe de Gemma l'emporte).
Gemma est emmenée dans une soirée par une amie de son groupe. Elle comprend qu'il s'agit d'une soirée échangiste en cours de route. Finalement, elle décide qu'elle a aussi le droit à de la tendresse et part avec un homme qui lui plaît (le groupe d'Edouard l'emporte).
Nous entrons dans la phase Après.
A ce stade, le groupe d'Edouard a dû utiliser fréquemment (mais pas massivement) des dés noirs pour l'emporter. Il est établi qu'il est un rat-garou.
Nous ne jouons qu'une seule scène. Les deux personnages se partagent les affaires de l'appartement. Gemma retrouve la bague de fiançailles et en parle à Edouard. S'humilier, pour elle, serait de pleurer devant lui. S'humilier, pour lui, serait de la traiter avec mépris et de jeter la bague (et symboliquement de négliger les sentiments). Les dés font qu'aucun d'entre nous ne s'humilie et la partie prend fin ici.
Discussion du jeu
Je crois qu'on a été unanimes pour dire que l'expérience n'a pas été très bonne, pour de multiples raisons que je vais essayer de décrire ici. Vivien disait avec justesse que les scènes les plus intéressantes étaient celles du début de la partie, lorsque les deux personnages s'engueulent, ce qui donnait lieu à des échanges forts. Durant la deuxième phase, les scènes semblaient un peu raides, artificielles et peu intéressantes: un personnage est tenté et résiste ou pas - et puis voilà, pas de justification, pas de positionnement fin du personnage, etc. La troisième phase aurait pu être intéressante, mais elle s'est arrêtée trop vite et on commençait à en avoir plein les bottes, dommage.
La répartition de la parole
La première difficulté du jeu est la répartition de la parole dans chaque groupe. Qui a l'autorité pour parler du personnage du groupe ? Ça a mené à deux effets pénibles.
D'une part, c'était un peu la cacophonie. Même en essayant de respecter ce que disaient les autres membres du groupe, chaque personnage avait l'air de faire des sautes d'humeur bizarres, voire de se contredire. Chacun d'entre nous n'avait pas la même emprise sur le personnage commun, selon son degré de créativité et de capacité à s'imposer.
D'autre part, il y avait certaines scènes où un joueur prenait le contrôle du personnage parce qu'il avait une idée claire de ce qu'il voulait faire, mais je dois dire que je n'arrivais pas toujours à assumer ce que le personnage avait fait, je me sentais un peu dépossédé. La scène de sexe, notamment, menée principalement par Maxime dans le groupe de Gemma, me faisait être nettement moins fan de mon propre personnage.
Des règles, des règles, des règles !
Les règles de It Was A Mutual Decision sont difficiles à comprendre et à maîtriser. Il y a un cadre général que je vous ai précisé ci-dessus, mais il est plein de petites exceptions et de changements phase par phase, qui faisaient que je me replongeais régulièrement dans les règles pour être sûr de ne pas en manquer une importante (et pourtant j'avais déjà lu trois fois les règles depuis les 4 ans que je possède ce jeu !).
Elles sont souvent aussi difficiles à retrouver dans des blocs de texte pas toujours facile à manier.
Vivien trouvait que le style de Ron Edwards posait problème; je ne partage pas l'analyse, j'avais l'impression que son style est clair (mais Vivien est bien meilleur anglophone que moi) et que le problème était plus dans la présentation des règles et dans leur prolifération.
Par ailleurs, je dois dire que je ne comprenais pas le sens des règles. Je ne comprenais pas ce que signifiaient les différents choix et comment ils devaient avoir un vrai impact sur la fiction (autre que « vous devez raconter tel ou tel truc[g]), je ne comprends pas quels comportements elles devaient émuler chez nous et de quelles libertés nous disposions.
Je pouvais tout à fait appliquer les règles (encore que, plusieurs éléments ont demandé une grosse interprétation de ma part) mais je ne comprenais pas où elles nous emmenaient. Elles ne faisaient pas système.
Par exemple, la répartition exceptionnelle des caractéristiques a poussé le groupe d'Edouard à piocher dans les dés noirs pour se défendre, et donc l'a transformé en rat-garou. Mais en quoi était-ce un symbole de la situation ? Edouard ne m'a pas semblé plus méchant ou plus vicieux ou plus à plaindre que Gemma. Pourquoi fallait-il qu'il se transforme en rat-garou ?
Pour qui plaide-t-on ?
Avec le recul, je ne sais pas pour qui on est censé plaider dans ce jeu, et je ne crois pas que ce soit pour son personnage.
Déjà, comme je l'ai dit, le fait d'être plusieurs à contrôler le même personnage détruit le sentiment d'appartenance. On ne s'en sent plus responsable, au double sens de [g]devoir y faire attention » et de
De même, je ne comprends pas pourquoi dans la deuxième phase le groupe dont le personnage est absent doit jouer la tentation et pousser l'autre à l'erreur. Si on plaidait pour son personnage on essaierait de garder l'autre dans la relation, en montrant combien notre personnage est cool et sympa. Mais ici on essaie de montrer combien l'autre est un salaud et soi-même un ange.
De manière générale, j'ai l'impression qu'on veut nous faire construire une histoire mais sans savoir quels sont les choix importants, quels sont les enjeux (est-ce de ne pas être un salaud ? est-ce de souffrir le moins possible ?). Donc déception supplémentaire.
Et pourtant...
Et pourtant, It Was A Mutual Decision est vraiment sous-tendu par une réflexion et un propos fort sur le couple. Chloé a dit, de mémoire, que quand on quitte quelqu'un, il y a forcément un moment où on le voit comme un monstre, pour parvenir à s'en éloigner, avant de revenir sur son jugement et de faire sa propre autocritique. J'ai trouvé cette phrase formidable.
J'ai aussi mentionné qu'il peut être lu comme une critique de l'hétéronormativité (faire jouer une femme par un groupe d'hommes ou un homme par un groupe de femmes participe à la réflexion sur le genre) ou de l'importance excessive donnée à la romance et à la vie de couple (finalement, ne vaut-il pas mieux être seul que mal accompagné ?). Le rat-garou pourrait aussi être une métaphore de la violence conjugale, même si ici ça ne s'est pas vu.
Bref, il y a là un symbole très puissant, qui ne demande qu'un bon Système pour qu'on en explore la force.
Les textes à la fin du livre et les quelques sous-entendus sont particulièrement intéressants et montre que l'auteur a eu une réflexion aboutie sur le sujet.
Conclusion
It Was A Mutual Decision, pour autant que j'ai pu en juger, me semble être un jeu parti avec une idée formidable, mais dont la réalisation n'est pas assez aboutie. Les règles manquent de cohérence profonde et certains points centraux (comme la répartition de la parole au sein d'un groupe) ne sont pas suffisamment construits. C'est vraiment dommage. Avec Breaking the Ice, ils auraient pu faire un couple de jeux intéressants sur les relations amoureuses et romantiques, l'un optimiste et l'autre pessimiste, se répondant de deux positions opposées mais complémentaires.
Pour autant, je trouve sa lecture intéressante. Il y a un vrai propos, même s'il est mal concrétisé, et je pense que ça intéressera toute personne souhaitant créer un jeu sur la romance. Une fois n'est pas coutume, je recommande plus de lire que de jouer à ce jeu, d'autant que le PDF ne coûte que 5$.
Je pense aussi que ce propos pourrait être bien abordé dans un jeu comme Les Cordes Sensibles de Frédéric Sintes, pourvu qu'on se mette d'accord sur quelques éléments: on joue à deux, la situation de départ est celle d'un couple qui se sépare, on intègre dans chaque scène le symbole du rat, et l'acte irréparable est la transformation en rat-garou.
J'invite évidemment mes partenaires de jeu à s'exprimer et à donner leur vision de la situation.