On a rencontré des difficultés importantes en jeu, je vais tâcher de restituer tout ça.
Les enfants perdus
Gaël jouait Camille 10 ans.
Elle habite dans un grand manoir, elle se souvient du goût du miel dans les crêpes de sa grand-mère. Quand elle a très peur, elle chante une comptine.
Elle croit que ses parents l’ont abandonnée parce qu’elle fait trop de bêtises.
Elle fait encore des cauchemars du joueur où elle a été enfermée dans le grenier.
Mélanie jouait Elena 12 ans.
Habite dans une vieille maison qui sent la confiture, elle se souvient du parfum de sa mère. Quand elle a très peur elle va se cacher.
Elle croit que ses parents l’ont abandonnée parce qu’elle n’est pas assez intelligente.
Elle fait encore des cauchemars de fantômes.
Je jouais Nicolas 8 ans.
Il habite dans un appartement qui sent le propre au 8e étage.
Il se souvient des caresses de son papa. Quand il a peur, il met les mains sur les yeux pour disparaître.
Il croit que ses parents l’ont abandonné parce qu’il pleure trop.
Il fait des cauchemars d’un chien qui l’a grogné dans la rue.
Première remarque : le seul fait d’écrire sa fiche de personnage de peurs et d’affects enfantins a quelque chose de psychanalytique, ça c’est super cool. ^^
La partie
Camille est celle qui a été tirée au sort, donc on joue sa première scène.
Après s’être perdue, elle entend des voix, croit qu’il s’agit de sa soeur, mais en fait c’est un groupe d’enfants auprès d’un feu de cheminée presque éteint dans une maison abandonnée.
Au passage, on a joué toute la partie, y compris la création des personnages avec Rainy Mood en fond : http://www.rainymood.com/
Ça a foutu une sacrée ambiance.
Les enfants discutent, Nicolas mon personnage fait un acte de compassion en rassurant Camille, je lui donne un de mes jetons.
Puis Camille sent des gouttes tomber sur sa tête, elle pense à une infiltration d’eau, mais quand elle touche son front, ses doigts sont maculés de rouge un peu visqueux, comme du sang. Elle s’écarte, les gouttes tombent plus fort et commencent à former une silhouette. Les enfants se séparent en deux groupes.
À ce sujet, on a décidé de mettre des PNJ dans le groupe. Il fallait les nommer et s’en rappeler, mais ça nous a permis de jouer sur un effet de groupe qu’on n’aurait pas eu s’il n’y avait que nos 3 malheureux PJ.
Le premier groupe monte à l’étage tandis que le deuxième sort sous la pluie, je demande à Gaël quel groupe il suit. Il se rend à l’étage.
On décidera plus tard qu’Elena et Nicolas y sont aussi pour que les interactions entre nous trois puissent exister.
Là, la porte se referme, il se trouve dans un grenier, enfermé. Les enfants essayent d’ouvrir la porte pendant plusieurs bonnes minutes avant que l’épais liquide commence à couler entre les interstices et de s’amasser au pied pour former des silhouettes.
Je crois que Gaël a passé le marqueur ici.
Ensuite les silhouettes prennent la forme de fantômes d’êtres aimés pour nous entraîner dehors. Mais Nicolas a retenu Elena ou Camille, je ne sais plus trop.
Camille a failli se défenestrer pour échapper aux agressions des Sirènes, mais là Gaël s’est demandé si être séparé du groupe signifiait automatiquement la disparition du personnage. Comme on ne savait pas il a décidé juste d’être emporté dans le couloir.
Ensuite on a amoncelé les objets du grenier pour pouvoir atteindre le Velux sous le toit. Nicolas étant trop petit, il demande à Elena qui le rejetait beaucoup, d’attraper sa main pour qu’il puisse monter. Elena refusant par mesquinerie, en tant qu’Aversité, j’’ai raconté longuement que mon personnage se faisait alors dévorer par les Sirènes par sa faute, soudain elle sent quelqu’un lui taper sur l’épaule c’est Nicolas qui est sur le toit avec elle et qui lui demande “alors, qu’est-ce que tu fais ?”
C’était sans doute le moment le plus fort de la partie : bien que la règle soit claire sur la mort des personnages qui étaient impossibles à ce moment-là, Mélanie s’est laissée affecter par ma description. Il y a quelque chose d’important à en tirer, je pense.
Ensuite, on a fui sur les toits en cherchant à atteindre notre école qui ne devrait pas être dans ce quartier et qu’on apercevait plus loin. Mais plus on avançait, plus elle s’éloignait.
On a aussi été confronté à un chien féroce qui en fait n’était qu’un chien normal, sur un toit, qui nous empêchait de passer...
Et on a décidé d’arrêter après 1h30 de jeu. On n’avait encore épuisé que la moitié de nos jetons.
Bon, on a pris le temps des descriptions et de bien laisser les situations se “régulariser” avant de passer le totem.
Nos commentaires sur le jeu
Les points positifs tout d’abord :
- On a adoré le setting, la situation initiale et l’idée globale du jeu.
- Je trouve que le jeu a une bonne base : ça se joue bien, il y a de bonnes interactions fictionnelles entre participants et l’économie de jetons fonctionne. Clairement, il y a eu des scènes assez prenantes.
- La proposition de jouer des enfants perdus, l’idée des Sirènes de l’averse etc. C’est bien trouvé et ça met bien dans l’ambiance.
- L’économie des jetons, il y a une idée intéressante, à creuser, j’en reparle plus loin.
- Le fait que les sirènes puissent changer d’apparence, prendre la voix et le visage de nos proches, ça c’est cool.
- Le fait d’être exposé au rejet du groupe d’enfants, ça aussi c’est un point fort du jeu : avoir des dissensions et des injustices dans un groupe menacé par une menace mortelle, ça a un sacré potentiel.
- Le fait de formaliser l’utilisation des pronoms personnels en fonction de sa position dans le jeu, c’est une très bonne idée.
- Contrairement à The Dreaming Crucible, on a une vraie latitude quant à l’utilisation des règles et du contenu des fiches de personnages, ça c’est un bon point.
- Mélanie ajoute que le simple fait d’être perdu sous la pluie a quelque chose d’angoissant.
- Je pense que la répartition des responsabilités : qui peut dire quoi, est plutôt bonne.
Ensuite on s’est posés quelques questions pratiques :
- Est-ce qu’on est limités à 1 transaction de jeton par joueur et par chapitre (quel que soit le type de transaction : Compassion, Retrait ou Rancoeur) ? Gaël suggère d’ajouter sur le résumé “combien de fois on peut utiliser chaque transaction de jeton par chapitre”.
- On a beaucoup décrit d’événements dans chaque chapitre sans faire de transaction de jetons, y compris pour des actions qui auraient pu donner lieu à une transaction. Du coup, on s’est demandé si c’était pas gênant que le joueur subisse plusieurs agressions, mais qu’il n’y en ait qu’une seule (et pas forcément la plus intense) qui lui coûte un jeton ?
- Notre partie était beaucoup plus longue que prévu est-ce qu’on a trop brodé ? Pourtant, si on ne l’avait pas fait, la fiction en aurait pâti, car on aurait laissé en plan des approximations et des incohérences qui auraient pu être préjudiciables à la qualité globale de la fiction, en terme de crédibilité, notamment.
Enfin, ce qui nous a paru problématique :
- On est tous les trois d’accord pour dire que la rotation du rôle de MJ - protagoniste ne fonctionne pas bien, je vais essayer de bien en définir les raisons :
- Comme les PJ sont groupés, il faut à tout instant pouvoir définir ce que font tous les membres du groupe.
- Sauf que du fait de devoir jouer l’adversité (assez acharnée) quand on a le rôle d’aversité, on peut difficilement jouer en même temps nos PJ dans une posture “neutre” (c'est à dire de se contenter de défendre leurs intérêts et d'agir de manière raisonnable ou émotionnelle).
- Je pense que la mécanique de jetons force un peu à choisir d’être agressif ou compatissant artificiellement, plutôt que nous donner des avantages à l’être quand la situation nous demande d’agir.
- Je pense qu'on n'a pas de raisons en tant que joueurs, de faire autre chose que de prendre un jeton à l'autre. J'ai observé si le fait d'utiliser la compassion et de jouer mon PJ aidant, et d'avoir été victime avait attiré la sympathie des autres joueurs. Ça n'a pas vraiment joué, je pense. Bon, une partie, c'est peu pour vérifier une telle chose. Mais en fait, je ne pense pas que le jeu le permette : je ne crois pas me tromper en disant qu'aucun de nous, habitués à ce genre de sentiments en JdR, n'a vraiment éprouvé d'empathie et de compassion pour un PJ.
- Du coup, nos PJ nous ont paru artificiellement “bipolaires” : ils sont méchants entre eux gratuitement et gentils gratuitement aussi la minute d'après sans qu'une telle évolution ait un sens. Comme c’est le jeu qui nous pousse à être méchant ou gentil, difficile de mettre de l’affect derrière.
- C’est le fait de devoir faire des transactions de jetons qui dicte le comportement de nos personnages, ça devrait être l’inverse. Je veux bien développer ce point qui me semble important, dans la discussion.
- Pour que ça fonctionne, il faut rétablir des mécaniques incitatives : que le jeu nous incite à utiliser des mécaniques au lieu de nous les imposer. Je veux bien développer dans la discussion également.
- Il faut aussi reconsidérer ces rôles de MJ/Joueur. Je ne pense honnêtement pas que l’on puisse jouer son PJ et les Sirènes en même temps sans rencontrer des biais pour une raison simple : les sirènes n’ont pas de raisons d’agir, elle se nourrissent, c’est tout. Sans raison, sans affect, sans états d’âme.
Les enfants eux au contraire devraient avoir des raisons d’agir, fussent-elles conduites par l’instinct de survie et l’affect pour les autres personnages, mais comme leurs actes importants sont forcés par la mécanique du jeu... Dans les jeux que je connais et qui fonctionnent, celui qui joue l’adversité ne joue pas son PJ. Si on fait les deux, c’est par alternance. Dans ce cas, si les PJ sont groupés, que faire de son PJ pendant qu’on joue l’adversité ? Si tous les joueurs sauf 1 sont MJ, ça marche si les histoires des PJ sont séparées et ne se croisent pas vraiment. Je veux bien creuser cet aspect là avec toi dans la suite de la discussion si tu veux. - Les personnages subissent sans pouvoir véritablement essayer de résoudre. Je pense qu’en JdR, on n’a pas de sentiment d’impuissance quand on ne peut rien faire, c’est quand on peut essayer mais que les chances sont minces ou que les conséquences sont très risquées. Tu vois ce que je veux dire ?
- Quels sont les choix que tu veux offrir aux joueurs en tant que PJ et en tant que MJ ?
- Un autre élément important, c’est qu’on a eu le sentiment de tourner en rond : rien ne semble avoir vraiment de conséquences sur la fiction en dehors du fait qu’on change de lieu. Comment marquer une progression dans les enjeux ? Comment faire qu’on ait l’impression de s’enfoncer ou de sortir la tête de l’eau ? Comment marquer une progression dans la fiction ? On a eu l’effet roue de hamster (rassure-toi, on l’a aussi eu dans une ancienne version d’Innommable et de plein d’autres jeux publiés) malgré le décompte des jetons, sans doute à cause de l’absence de conséquences de nos actes.
- Les relations mériteraient d’avoir des jeux de tension. Exemple : si l’un des personnages est un petit chef un peu tyrannique, qu’un autre se victimise et que le troisième est insoumis ou protecteur, là il va se passer des choses. S’ils ont des raisons intimes de le faire, c’est encore mieux.
- Tel qu’on a joué le jeu, on a bien senti un mélange de poésie onirique, de survie et de relationnel. Cependant, on n’a pas eu le sentiment d’en explorer vraiment un à fond.
- On peut faire subir un peu ce qu’on veut au joueur en tant que Sirène, qu’est-ce qui nous empêche d’aller dans des extrêmes comme : “Poum, t’es au Népal ?” (Ou moins gratuitement : un vortex apparaît et te transporte dans des montagnes immenses et enneigées).
Vu le peu de prises qu’a le joueur sur l’histoire, ça risque d’être la galère pour revenir dans le groupe, surtout si les sirènes n’en ont aucune envie. - Enfin, on s’est un peu forcés à intégrer le contenu des fiches alors que ça devrait s’inscrire dans les enjeux des situations dès le début, ou comme des enjeux forts. Il y en a même qu’on n’a jamais évoqués. Ce n’est pas le contenu des fiches qui nous a permis de créer des scènes fortes.
Je suis désolé, ça fait beaucoup de critiques assez difficiles, puisqu’elles touchent au coeur du game design. C’est Mélanie qui a été la plus “méchante” (comment je cafte) mais Gaël et moi étions d’accord avec elle.
J'ai organisé cette partie avec une vraie appétence pour ton jeu et après lecture, je pensais que ça tournerait bien.
On a donc testé honnêtement le jeu et je suis déçu du résultat pour toi, car j'aurais vraiment voulu que ça se passe bien parce que je trouve que tout ça a un grand potentiel.
Sincèrement, si tu veux juste en faire un jeu pour se raconter une histoire au coin du feu, pas de souci, ça marche. En revanche, si tout ce qu'on a abordé dans nos critiques t'intéresse, compte sur nous pour te donner un coup de main.